L'aveuglement volontaire

Il a beau charrier un peu et confondre certaines choses, sur le fond de la question, Jacob Tierney a tout à fait raison.

Cassivi ou la honte de soi. Son multiculturalisme méprisant le montre sous son vrai jour. La tyrannie "des faits", voilà l'argument spécieux par excellence qui dissimule les choix idéologiques réels.


Le jeune cinéaste québécois Jacob Tierney a créé toute une commotion cette semaine en déclarant à mon collègue Nicolas Bérubé que les immigrants et les anglophones étaient non seulement marginalisés, mais invisibles dans le cinéma québécois.
Tierney n'y est pas allé de main morte, dénonçant entre autres l'inclination des artistes québécois pour la nostalgie et le nombrilisme - un phénomène pourtant universel -, en offrant quelques exemples douteux à l'appui (Polytechnique, vraiment?).
«La société québécoise est extrêmement tournée sur elle-même, dit le cinéaste de The Trotsky. Notre art et notre culture ne présentent que des Blancs francophones. Les anglophones et les immigrants sont ignorés. Ils n'ont aucune place dans le rêve québécois. C'est honteux.»
Il n'en fallait pas davantage pour pincer la corde sensible de l'identité québécoise, vexer quelques thuriféraires du nationalisme ethnique et monomaniaques de la langue française, en offrant une nouvelle tribune au discours poussiéreux du Cercle québécois des réactionnaires, jeunes et vieux. Rappels de «Nous» et de «Eux» évoquant certains souvenirs honteux de la commission Bouchard-Taylor.
«Le cinéma québécois, c'est blanc, blanc, blanc. C'est homogène!» prétend Jacob Tierney. Et la question d'être lancée: notre cinéma serait-il (ta-dam!) ethnocentriste? (re-ta-dam!)
Parenthèse. Je n'habite pas le quartier le plus multiethnique de Montréal. Petite promenade de 10 minutes hier matin pour me rendre dans un café. Premières âmes que je croise sur le trottoir, un couple d'Indiens et deux Roumains. Puis dans l'ordre: un coiffeur cubain et un Grec qui parle en anglais au téléphone. Sans blague. Un peu plus loin, plusieurs Juifs, un Antillais, un Maghrébin, et parmi les «Blancs francophones», un intellectuel belge. Et je n'habite ni Parc-Extension ni Côte-des-Neiges.
On me dira que Montréal n'est pas le Québec. Soit. La région montréalaise compte néanmoins environ la moitié de la population québécoise. Et c'est à Montréal que l'on tourne la grande majorité des films québécois. Or un Montréalais sur cinq est né à l'étranger. Quatre Montréalais sur 10 parlent le plus souvent une autre langue que le français à la maison (pour la moitié de ceux-ci, c'est l'anglais).
Ce n'est pas un jugement. Ce n'est pas un argumentaire. Ce n'est pas une posture. Ce n'est ni un regard politique ni idéologique. C'est un fait.
Notre cinéma reflète-t-il la réalité multiethnique de Montréal et du Québec? Précision: je ne demande pas s'il devrait la refléter davantage, ni si cela est souhaitable; seulement si, dans les faits, il la reflète.
Il n'y a pas, à ma connaissance et selon mes recherches, d'étude récente sur la représentation des groupes minoritaires au cinéma québécois. Ayant vu la plupart des films de fiction produits au Québec depuis 10 ans, j'oserais toutefois cette réponse: pas pantoute.
Il faut faire preuve d'un aveuglement volontaire considérable, jouer à l'autruche comme même les autruches ne le font jamais, pour prétendre le contraire. «Je ne dis pas qu'il y a une barrière consciente ou un sentiment de racisme conscient», précise Jacob Tierney. «Mais la réalité, ajoute-t-il, c'est que ça n'intéresse pas. Ça ne fait pas partie des préoccupations. Ça n'existe pas.»
Il a beau charrier un peu et confondre certaines choses, sur le fond de la question, Jacob Tierney a tout à fait raison. Pourquoi, si la chose est si évidente, ses propos ont-ils provoqué chez certains une réaction aussi épidermique? Voilà pourtant un Montréalais francophile qui s'exprime dans un français impeccable. Un enfant de la loi 101 d'à peine 30 ans qui incarne parfaitement l'intégration de la communauté anglophone au Québec moderne.
Dans son plus récent film, The Trotsky, la fiction la plus réaliste que j'ai vue sur le Montréal anglo de notre époque, on parle surtout l'anglais, évidemment, mais aussi le français (Anne-Marie Cadieux et Geneviève Bujold font partie de la distribution). La réalité française de Montréal n'a pas été gommée. Pourquoi celle du Montréal pluriethnique le serait-elle dans le cinéma québécois francophone? Combien de fois a-t-on vu un personnage s'exprimer en anglais dans un film québécois (à l'exception de Bon Cop, Bad Cop, produit par le père de Jacob, Kevin Tierney)?
S'il a raison, pourquoi a-t-on condamné les propos de Jacob Tierney? Surtout, à mon sens, parce qu'il est anglophone. Le vice rédhibitoire. Un francophone aurait dit la même chose qu'on l'aurait à peine évoqué.
«Je suis né au Québec, je parle français, mais pour les gens, ça ne change rien: je serai toujours perçu comme l'Autre», a-t-il déclaré de manière presciente en début de semaine. On a mis deux jours à lui en faire la preuve par dix.


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