Je n'ai jamais tellement discuté de philosophie avec mes collègues. C'est que, voyez-vous, dans mon département, tout comme dans beaucoup d'autres départements de philosophie du collégial, on considère en général que ceux qui théorisent peuvent être un danger puisqu'ils remettent en cause ce qui est enseigné. Aussi préfère-t-on se limiter aux questions strictement techniques, à savoir, par exemple, le droit des étudiants d'aller aux toilettes durant les cours ou la façon de pénaliser leurs retards ou leurs absences.
En fait, disons-le, c'est au sujet de ces questions passionnantes que nous nous réunissons régulièrement. Mais sur la philosophie comme telle, nenni! Disons même que la philosophie est devenue chez nous un sujet tabou. Or, évoluer dans un climat aussi fermé et stérile est difficile, pour ne pas dire démoralisant à la longue.
Certains de mes collègues lisent très peu et avouent même que la philosophie n'est plus d'aucun intérêt pour eux. Faut-il le dire, ils ont été embauchés à une époque où un simple bac en philosophie suffisait et où l'on n'avait qu'à se dire marxiste pour décrocher un emploi. Cela est particulièrement vrai pour toute la première génération d'enseignants du collégial (celle des baby-boomers).
Pourtant, ce sont ces mêmes enseignants qui, aujourd'hui, s'accrochent à leur emploi et refusent obstinément de prendre leur retraite, empêchant par là de jeunes recrues dynamiques et davantage diplômées de les remplacer. C'est ainsi que plusieurs départements de philosophie de la province se retrouvent dirigés par des pépères gâteux et, disons-le, plutôt insignifiants.
Pendant qu'ils accumulent libérations sur libérations pour des tâches pédagogiques et administratives bidon, les quelques jeunes nouvellement embauchés doivent se taper des classes surpeuplées où s'entassent entremêlés redoubleurs et décrocheurs.
Les vieux astreignent de plus les nouveaux aux tâches les plus ennuyeuses: participations à des comités et à des réunions de toutes sortes, disponibilité accrue, travail de secrétariat, etc. Devront-ils bientôt servir beignes et café à leurs aînés pour s'assurer de garder leur emploi?
L'ennui pour les étudiants
Et pour les étudiants, la situation n'est guère mieux: trop d'entre eux ont la fâcheuse impression que leur professeur de philosophie ne se sent aucunement touché par la matière qu'il enseigne. Loin de représenter pour eux un modèle à suivre ou un idéal de savoir, il leur apparaît plutôt comme un être incapable de transmettre quoi que ce soit d'intéressant, si ce n'est un savoir pétrifié et sclérosé né d'une pédagogie répressive.
Rappelons à ce sujet qu'il y a quelques années, le ministère de l'Éducation stipulait que l'enseignement de la philosophie devait en priorité servir à développer des habiletés intellectuelles. Selon les pédagogues du ministère, lesdites habiletés, développées à partir de l'analyse de très courts textes philosophiques, seraient utiles pour l'étudiant dans des matières jugées plus importantes, comme les sciences, les mathématiques ou les techniques.
Aussi, bien que certains étudiants du collégial manifestent encore de l'intérêt pour la philosophie et posent des questions intéressantes, l'enseignant se voit malheureusement aujourd'hui obligé de les ramener à l'ordre: il leur rappelle d'abord l'objectif du cours, celui de développer des habiletés intellectuelles. Ensuite, il leur rappelle le but du cours: atteindre des compétences sommatives et formatives. Finalement, il les avise que tout étudiant qui erre dans des considérations autres risque de couler sa session... Beau programme éducatif!
Je ne suis pas de ceux qui croient qu'il faille dénaturer le sens de la philosophie pour en sauver l'enseignement. Certains professeurs en sont venus à utiliser des diagrammes à partir desquels on peut enchâsser la pensée de n'importe quel auteur dans un vaste organigramme préconçu. On comprendra ici qu'il s'agit moins de s'attarder à la pensée d'un philosophe que de la situer dans ce système utilitariste.
Dans d'autres cas, nous assistons à la mise en ordre de capsules philosophiques que l'étudiant devra apprendre par coeur et régurgiter intégralement le jour de l'examen. Les contenus de cours, les exercices, les examens et les évaluations sont standardisés au maximum. Plus aucune place pour l'autonomie, la réflexion ou la créativité. Évidemment, la façon la plus aisée d'entrer dans ce cadre ridicule des habiletés intellectuelles est l'utilisation du manuel guide.
Signalons que ces dernières années, de multiples manuels guide pour l'enseignement de la philosophie au collégial ont été produits. Plusieurs départements, acquiesçant servilement aux demandes du ministère en ce domaine et cédant aux pressions de maisons d'édition scolaire, conseillent fortement et exigent même parfois de leurs nouveaux enseignants qu'ils utilisent tel ou tel manuel guide. Dans certains départements, ceux qui refusent de se plier à cette exigence risquent la porte ou encore sont montrés du doigt et alors contraints de justifier leur plan de cours point par point, virgule par virgule.
Signalons qu'au niveau provincial, on redéfinit présentement les devis (contenus de cours) en fonction de l'utilisation de manuels guides. D'ailleurs, ceux que le ministère embauche pour redéfinir ces devis sont souvent les mêmes qui travaillent à produire des manuels pour le compte de généreuses maisons d'édition scolaire.
Dans un manuel guide, précisons-le, tout est fait et pensé d'avance avec, en prime, un cahier d'exercices attenant où des choix de réponses sont déjà établis. Dans certains manuels, le choix de réponses est si restreint qu'il se réduit à vrai ou faux. Notons que comme l'usage de ces manuels exige très peu d'écritures, cela simplifie grandement la correction. C'est ici la voie de la facilité par l'uniformisation qui prime. Évidemment, on comprendra que, suivant cette perspective utilitariste, d'autres méthodes de formation plus sérieuses mais beaucoup plus exigeantes au niveau pédagogique, comme le tutorat ou le séminaire, sont par ailleurs dûment rejetées. Voilà bien où nous a menés la réforme au collégial.
La délibération
Or, jusqu'où pourrons-nous continuer à appeler enseignement de la philosophie ce qui est plutôt un exercice anti-intellectuel où il s'agit moins de discuter et critiquer des idées que de les encartonner et de les rendre si vides qu'elles soient définitivement à l'abri de tout débat? Lorsqu'on discutait de philosophie dans la Grèce ancienne, ce n'était pas pour développer de quelconques habiletés utiles à autre chose, mais bien pour entamer des considérations importantes qui débouchaient sur des prises de position citoyennes.
Il est donc plus que temps de libérer l'enseignement de la philosophie de ses carcans. Il faut lui enlever tout ce que les pédagogues et fonctionnaires du ministère de l'Éducation, profitant de la paresse et de l'incompétence intellectuelle de certains enseignants, ont pu y ajouter comme conneries ces dernières années, pour revenir à l'essentiel, c'est-à-dire la philosophie elle-même.
Plus le professeur de philosophie du collégial se sentira concerné par son enseignement, plus l'étudiant se sentira interpellé et intéressé par cet enseignement dynamique.
Rappelons-nous quels étaient les maîtres qui, lors de nos études, ont su nous marquer et dont nous nous souvenons encore avec admiration. N'était-ce pas justement des passionnés dont le plaisir d'enseigner nous transcendait, précisément parce qu'ils avaient quelque chose à dire? Sinon, à quoi bon enseigner la philosophie?
Pierre Desjardins, Auteur et professeur de philosophie au Collège Montmorency
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