La fête de l’Homme. Réflexions sur le temps, le folklore et la tradition

Tribune libre - 2007

« Il appartient aux fêtes, aux fêtes périodiques du moins, de se répéter.
Nous appelons cela le retour de la fête. Ici, la fête qui se reproduit
n’est, ni une autre que la fête originelle, ni sa simple commémoration. […]
La fête change d’une fois à l’autre. Car ce sont toujours des choses
différentes qui en sont contemporaines. Pourtant, même vue sous ce
caractère historique, c’est une seule et même fête qui subit le changement.»

Hans-Georg Gadamer
***
Les cycles devancent les hommes. Ceux-ci, lorsqu’ils veulent absolument
déjouer les cycles, deviennent vulnérables. Pourquoi ? Parce que les cycles
constituent le temps de l’homme et que le temps s’avère le milieu de
l’homme. Avant d’être homo faber et homo sapiens, l’homme est homo
temporalis
, c’est-à-dire un être qui interprète son existence en vertu du
temps. En effet, les hommes ne se comprennent que dans le temps vécu comme
répétition : ils travaillent et se reposent suivant le temps des journées,
des mois et des saisons. Et entre le temps du travail et le temps du repos
existe le temps de la fête. La fête, une répétition autre du même,
appartient au cycle du temps. Nous rappellerons ici à notre mémoire la
distinction entre le travail, le repos et la fête. Ce texte entend montrer
que le cycle précède la vie et lui donne un sens.
Qu’est-ce que le temps de la fête ?
Par définition, la fête est l’expression événementielle de la fin d’un
cycle parmi les grands cycles. La fête est commémoration. En effet, par le
rappel des acquis possibles par la mémoire, on fête un anniversaire, une
date dans le temps, qu’elle soit celle de la naissance, du mariage ou de la
mort. Mais à quel moment fête-t-on ? Quand le moment signifiant revient
dans le cycle programmé du calendrier. L’anniversaire marque ainsi un arrêt
dans un temps qui n’arrête jamais, alors que la fête s’impose comme
l’activité de cette prise de conscience humaine, trop humaine. Voilà
pourquoi le temps de la fête est une pause, une manière de sortir de
l’espace et du temps ordinaires. La fête fait vivre un arrêt dans le temps
continu. En ce sens, ce temps précieux et rare renvoie au sacré. Le sacré,
justement, correspond à l’interruption de l’éternité dans le temps :
suivant l’étymologie, ce qui est sacré est dans le temps, alors que ce qui
est profane se tient dehors, devant le temple.
Signification des rituels et des cérémonies
Or il importe de faire un lien entre les fêtes, les rituels et les
cérémonies. Si les fêtes font passer l’extraordinaire dans l’ordinaire, les
rituels, qui sont le propre des communautés religieuse ou traditionnelle,
sont des cérémonies qui reviennent périodiquement et qui meublent le temps
de la fête. Composés de règles et de pratiques inflexibles, les rites
favorisent la communion entre le temps et l’éternité, dans le temps humain.
Ainsi la danse, à l’intérieur de la fête, joue un peu le rôle de rituel,
car elle vient marquer, par les gestes et le rythme, le rapport au temps
circulaire. Ce n’est donc pas un hasard si, dans l’histoire, les peuples se
donnent la tâche d’apprendre aux plus jeunes les arts de la danse : les
plus jeunes font comme les plus vieux et entrent lentement dans le temps
du groupe majoritaire, celui des adultes.
Ici, on l’aura compris, l’Église roule sur les cérémonies, les rituels et
la distinction entre le temps ordinaire et le paradoxal temps sacré. Par sa
mission historique, l’Église fait habiter le temps à l’intérieur comme à
l’extérieur du temple. C’est ainsi que, par les cérémonies du baptême, de
la communion, de la confirmation, de la profession de foi, du mariage et
des funérailles que les Chrétiens habitent le temps cyclique. Le temps est
fait de haut et de bas.
Fêtes, folklore et tradition
Cependant, lorsque les cérémonies et les rituels religieux sont terminés,
les hommes ont depuis toujours l’habitude de continuer la fête à la maison,
dans la proximité, dans un espace qui n’est plus sacré. Le folklore est le
nom que l’on donne au travail culturel, artistique et communautaire
s’exprimant dans un peuple. Est folklorique les usages qui se sont
maintenus dans une tradition. Se transmettant de génération en génération,
le folklore repose plus précisément sur l’apprentissage de certains arts,
comme la danse, le chant, la gigue, etc. Tout peuple possède son folklore,
c’est-à-dire ses pratiques qui lui ont permis de résister au temps non
sacré. Ces pratiques rattachent le passé, le présent et l’avenir. Le
folklore bref, c’est le récit des usages qui ont assuré la survivance dans
le temps et l’intégration des petits dans une culture.
Certes, le folklore rime avec sagesse et tradition. Or, comme le note
l’écrivain français Pierre Legendre, l'existence d'une communauté ne tient
que grâce à ses institutions comme symboles d'un monde commun, d'un passé
fondateur, d'un présent et d'un futur incertain, mais porteur d'espoir.
Dans une société, les institutions doivent traverser le temps et s’imposer
comme des relais entre le passé et l’avenir. Le folklore est sans aucun
doute une institution qui a permis aux hommes de regarder l’avenir en
vivant dans le présent, lequel n’était jamais séparé du passé. En
favorisant la réunion de famille comme noyau de la société, il exprimait la
force d’un peuple.
Spécificités du folklore québécois et intégration culturelle
Il faut rappeler à notre mémoire, avant de l’oublier définitivement,
combien le Québec est une terre riche en folklore. Car le Québec, qui
possède un lourd héritage religieux, s’est construit sur la transmission
des arts dans les rencontres familiales et communautaires. Or si le Québec
est riche en folklore, c’est aussi parce que la colonisation du territoire
repose sur la rencontre de plusieurs peuples aux coutumes différentes, à
savoir les Français, les Irlandais, les Écossais, les Anglais, mais aussi
les peuples autochtones qui habitaient déjà le territoire avant l’arrivée
des Européens. Cette rencontre des peuples en terre d’Amérique française a
produit l’un des plus beaux folklores du monde.
Or, pour toute personne (qui habite le territoire ou qui arrive sur le
territoire) désirant comprendre le Québec et son histoire, l’étude du
folklore est un point de passage obligé. Si cette personne le fait,
qu’apprendra-t-elle ?
Elle apprendra d’abord qu’il existait des habitants avant nous. En effet,
nous ne sommes pas les premiers à fouler la terre, car il y a plus de 400
ans d’histoire culturelle au Québec, même si nous l’oublions toujours.
Ensuite, la personne intéressée apprendra à distinguer les régions du
Québec, car chaque région possède sa « petite » histoire, exprime un accent
différent et raconte ses propres récits. Elle devra distinguer sans
surprise la « chanson à répondre » du « reel », du « set carré », de la
gigue. Elle ne tardera pas à comprendre que la podorythmie (l’art de taper
des pieds) et le jeu des cuillères (l’art de suivre le rythme au moyen de
deux cuillères frappées à l’envers) ont depuis longtemps accompagné les
chansons et meublé les longues soirées d’hiver québécoises. Si elle
persiste, elle sera heureuse d’apprendre que les Québécois ont toujours su,
à leur façon, fêter Noël, le jour de l’An et que la « turlutte », un
manière unique au monde de fredonner un air, se pratique encore chez nous.
Enfin cette personne en pleine intégration, loin de médire sur l’histoire
d’un peuple, apprendra à le respecter. Elle ne se comportera pas comme
certains citadins qui, ignorants tout du folklore, pensent que La Bottine
souriante
, le plus important groupe folk du monde, est le nom d’un
cordonnier !
Certes, certains diront que le folklore, tel qu’il se décrit, est
l’oeuvre du passé et qu’il importe moins aujourd’hui. Ils diront que la
fête n’a plus ce sens et que les rituels, ce sont des pratiques primitives.
Ils seront heureux d’ajouter qu’ils ont déjà vu et entendu le spectacle des
Beatles et que, tout compte fait, le chanteur du groupe est un immortel et
qu’Internet permet d’accéder à tous les folklores du monde. Peut-être ! Mais
nous répondrons, en pensant à Herder, qu’un peuple qui lève le nez sur son
folklore, sur le travail des générations précédentes, est un peuple qui se
méprise lui-même. Mieux : un peuple qui ne reconnaît plus ses traditions et
qui ne produit plus de culture à partir de son passé est menacé, autant que
les baleines.
C’est en approfondissant son folklore et ses racines que l’on s’ouvre au
monde. C’est en incarnant sa tradition que l’on participe aux grandes
cultures. Le passé d’un peuple est et demeurera l’histoire de son avenir.
Quand le passé disparaît lentement
Ce petit plaidoyer en faveur du folklore et des arts de la tradition ne
vise pas à défendre les institutions vétustes, ni à obliger les citadins à
tresser des ceintures, mais simplement à rappeler que les humains vivent
dans le temps, le temps de la vie, de la famille et de la mort. Et qu’entre
les grandes stations du temps cyclique existe, pour des raisons précises,
le temps des fêtes. Les temps changent rapidement mais, comme le note
Gadamer, les fêtes demeurent. Cela veut dire que comprendre la
signification de ce temps est important pour nous, même si la majeure
partie de la population ne réside plus sur des terres, mais encore plus
pour nos enfants. Car lorsque les adultes n’ont plus d’histoires à raconter
à leurs enfants, quand les jeunes parents ne se rappellent plus des
contines qui président aux jeux, quand ils ne connaissent ni chansons
traditionnelles ni de contes, quand ils ne savent plus comment danser, on
dirait que quelque chose se perd. Quand on ne sait plus ni pourquoi ni
comment fêter Noël, on doit commencer à s’inquiéter.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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2 commentaires

  • Dominic Desroches Répondre

    24 décembre 2007

    Monsieur l'Éléphant (!),
    je suis extrêmement touché par votre commentaire et votre pseudonyme si pertinent. Vieil Éléphant, on dirait que vous avez percé mon âme ! Je remettais effectivement en question, vous l'avez senti d'intuition, ma participation au site Vigile. Je cherchais des lecteurs, j'en ai trouvé un vrai ! En vérité, j'en ai environ une dizaine, desquels je suis très fier. Pour tout vous dire, je n'entends plus poser la plume, mais continuer à écrire des textes courts pour éclairer. Votre description de la soirée de folklore est magnifique. Quel témoignage poignant ! Vous, vous l'avez vécue ! Pour les autochtones, vous avez sans doute raison : je vous répondrai sous peu. Je connais un peu le groupe Rêve du Diable, qui vient de Québec si ma mémoire est bonne, et qui nous a offert cinq grands albums mémorables. Je vous remercie du fond du coeur, Monsieur, et vous dit bonne continuation.

  • Archives de Vigile Répondre

    23 décembre 2007

    Bravo pour ce texte sur la tradition. Aucun lecteur n'a voulu laisser de commentaire, j'en ferai donc un pour eux, avant que vous ne décidiez de laisser tomber Vigile, faute de lecteurs et de compréhension.
    Je ne connais pas beaucoup la philosophie, mais, avec l'expérience de la vie, mon passage au Collège et ma 12e année science-math, je parviens malgré tout à saisir le sens de votre démarche tout intellectuellement nourrie aux grands auteurs. Ce texte se comprend bien, je trouve, avec celui que vous avez écrit sur l'oubli viscéral de soi. Vous avez cependant oubliez vous-mêmes de parler des autochtones qui sont aussi confrontés à ce que vous appelez le destin historique. Mais vu votre sérieux, peut-être avez-vous déjà des idées à ce sujet ? J'ai grand peine à croire que vous ne puissiez répondre à mon commentaire.
    Pour ma part, j'ai la mémoire des belles soirées de folklore passées en famille en Estrie, mais aussi dans ma belle-famille dans Lanaudière, dont la capitale est aussi surnommée "Sol de Musique". Je me rappelle encore de mon père décédé qui chantait par coeur des chansons apprises de ses parents, j'ai vu ma cousine boire, giguer et danser, je pense à mon frère qui tape du pied, j'ai vu mon oncle, qui mangeait de la tourtière pour trois, jouer de l'harmonica et du violon pendant 10 heures, j'ai déjà vu le groupe Rêve du Diable, duquel vous ne parlez pas. Monsieur, vous qui paraissez si jeune, vous parlez d'un temps révolu comme si vous l'aviez vécu. Vous sentez la tradition qui diparaît lentement. Nos jeunes, dites-vous, ne savent plus ce qu'est une soirée. Que feront vos élèves quand ils auront complétement oublié ce qu'est la richesse du Québec ? Je pose la question parce que je suis trop vieux pour faire ce que les jeunes devront faire s'ils ne veulent pas disparaître.
    Un vieil éléphant, insomniaque, qui connaît le rituel pour enterrer ses morts...