La gestion du pluralisme religieux au Québec - Comment déroger à la Charte canadienne sans déroger à la liberté de religion

Burqa interdite



Le récent cas d'une immigrante dont les convictions religieuses individuelles impliquaient qu'elle porte un niqab et qui fut exclue, pour cette raison, d'un cours de francisation au sein d'un établissement d'enseignement public québécois soulève, une fois encore, la très délicate problématique des limites aux accommodements religieux pouvant être consentis au sein des institutions publiques.
Saisie d'une plainte par l'immigrante en question, la Commission des droits de la personne du Québec (CDPDJ) devra trancher cette question au cours des prochains mois et, pour ce faire, devra fonder son raisonnement sur les très minces «balises juridiques» qui ont été établies par la Cour suprême du Canada pour permettre aux institutions de justifier un refus d'accommodement.
S'agissant de ce cas spécifique, les experts de la scène juridique et politique ont été nombreux à affirmer au cours des derniers jours que les critères actuellement définis en droit canadien pour justifier une atteinte à une conviction religieuse donnée devraient permettre à la CDPDJ de conclure que la décision du cégep Saint-Laurent n'est pas contraire aux Chartes canadienne et québécoise.
Malgré le fait qu'une telle décision nous apparaîtrait tout à fait souhaitable et conforme avec une interprétation moderne et progressiste des droits et libertés fondamentaux, il nous semble plutôt que l'interprétation des «balises limitatives» qui est actuellement celle de la Cour suprême du Canada risque fort d'empêcher la CDPDJ de justifier la décision du cégep Saint-Laurent au sens de la Charte québécoise, tout comme elle l'avait empêchée de conclure que la pratique d'accommodement ayant cours à la SAAQ (qui permettait à certains bénéficiaires de demander, pour des motifs religieux, de ne pas passer leur test de conduite avec un évaluateur de sexe opposé) constituait un «accommodement déraisonnable».
Rappelons-nous par ailleurs que ces mêmes balises ont permis à la Commission ontarienne des droits de rendre, le 4 mars 2009, un avis appuyant la requête d'une femme qui désirait témoigner dans le cadre d'un procès pour agression sexuelle en portant un niqab.
Cette difficulté juridico-conceptuelle nous semble caractéristique des importants obstacles qui sont posés par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en ce qui concerne plus généralement toute mesure qui aurait pour objectif de mettre en oeuvre le modèle politique de l'interculturalisme, dont les assises reposeraient, entre autres choses, sur une relative primauté de certains principes et valeurs collectives incluant le respect de la langue française et le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes.
Les droits et libertés fondamentaux n'ayant d'universel que leur libellé, la portée qui sera conférée aux différents objets de protection consacrés par ces mêmes droits variera énormément en fonction du modèle politique au sein duquel ils doivent être interprétés (qu'il suffise de penser, à cet égard, aux portées très différentes qui ont été conférées aux notions de liberté religieuse en France et au Canada).
Le Québec lié
Au Québec, tous les droits qui sont protégés par la Charte canadienne le sont également par la Charte québécoise. Or, le statut constitutionnel de la Charte canadienne a actuellement pour effet de réduire au statut de simples «doublons» les droits et libertés qui sont également protégés par la Charte québécoise et, ce faisant, de court-circuiter toute possibilité d'interprétation interculturelle des droits et libertés fondamentaux protégés sur le territoire québécois puisque l'article 27 de la Charte canadienne prévoit expressément que l'interprétation des droits fondamentaux doit «concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens».
Ainsi, c'est l'interprétation multiculturelle actuelle des droits à la liberté religieuse et à l'égalité qui fait obstacle, en principe, à toute mesure qui viserait à se rapprocher du modèle laïc français en matière de gestion du pluralisme religieux (ne serait-ce que pour mettre en oeuvre une des recommandations du Rapport Bouchard-Taylor et limiter le droit de porter des symboles religieux pour certaines catégories de fonctionnaires publics), et non pas les dispositions protégeant les convictions religieuses en elles-mêmes.
La clause dérogatoire
À cet égard, il nous semble que la validité de toute intervention gouvernementale visant soit à limiter le port de symboles religieux dans l'espace public, soit à assurer que le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes soit pris en considération de manière significative à l'étape de la justification d'une atteinte aux convictions religieuses d'un individu passe par un arrachement de la Charte québécoise du joug qui lui est actuellement imposé par la Charte canadienne.
Le recours à la clause dérogatoire pour les articles 2a) et 15 de cette même Charte, jouxté à une modification substantielle de la Charte québécoise (qui devrait notamment inclure une clause interprétative similaire à l'article 27 de la Charte canadienne, mais circonscrivant plutôt l'interculturalisme), permettrait à notre avis de rééquilibrer un balancier qui, pour l'heure, tend vers un modèle politique d'intégration (le multiculturalisme) dont certains aspects ne semblent pas correspondre à celui résultant, au Québec, d'un important consensus social (l'interculturalisme).
Une telle modification, non seulement ne pourrait pas être considérée comme une dérogation aux dispositions protégeant les convictions religieuses des individus (qui demeureraient protégées supralégislativement au Québec par les articles 3 et 10 de la Charte québécoise), mais forcerait également les tribunaux québécois — et la Cour suprême du Canada — à réévaluer l'entièreté des principes établis en matière de protection des convictions religieuses à la lumière des modifications interprétatives apportées à la Charte québécoise.
Pour autant qu'il ne serve pas la mise en oeuvre de mesures trop radicales (par exemple l'interdiction, tous azimuts, du port des symboles religieux pour les fonctionnaires publics québécois ou l'établissement d'une hiérarchie formelle stricte au profit de l'égalité entre les hommes et les femmes), ce recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne nous apparaîtrait donc une manière tout à fait légitime d'assurer le respect d'une approche interculturelle en matière de gestion du pluralisme religieux au Québec.
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Louis-Philippe Lampron - Professeur assistant en droits et libertés de la personne, Faculté de droit, Université Laval


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