Plusieurs apologètes du projet de loi 21 sur la laïcité situent cette législation en continuité avec une soi-disant tradition républicaine qui accuserait la différence profonde entre le Québec et le reste du Canada.
Je ne vois pourtant aucune trace de républicanisme dans la façon plutôt remarquable selon laquelle nos institutions se sont laïcisées dans la foulée de la Révolution tranquille. J’y vois au contraire une évolution qui, pour rapide qu’elle fût, a fait l’économie de guerres de religion qui ont marqué plusieurs sociétés européennes. Cette évolution s’est opérée en grande partie grâce à la complicité de nombreuses personnes au sein de la hiérarchie catholique et des communautés religieuses. Elle s’est poursuivie sur la base de compromis, voire de certaines incohérences qu’un certain pragmatisme propre à notre population lui a fait accepter. Ainsi nos écoles publiques sont devenues laïques en réalité tout en demeurant officiellement confessionnelles jusqu’en 1998.
Durant toutes ces années d’évolution, je ne me souviens pas de quelque mouvement important qui ait réclamé une loi sur la laïcité. Il faudra attendre le début du XXIe siècle et une pratique répandue de certains accommodements raisonnables à l’endroit de certains groupes d’immigrants pour qu’un malaise social appelle une loi formelle sur cette question. De toute évidence, nous avons été plus patients envers nos contradictions qu’envers celles des nouveaux venus.
Un témoignage de 1990
J’en veux pour témoignage un numéro spécial que la revue laïque belge La Pensée et les hommes (Université libre de Bruxelles) consacrait à « la laïcité en Amérique du Nord » en 1990, sous la direction de Jacques Lemaire. Parmi les articles de cette publication, on trouve un texte de l’historien Marcel Trudel (1917-2011) sous le titre évocateur « Un Québec qu’on ne voit plus ». Trudel fait un tableau plutôt sombre de cette mentalité d’Ancien Régime qui a marqué le Québec jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, mais termine en faisant état de notre évolution spectaculaire qui s’est poursuivie « quasiment sans qu’on s’en aperçoive ». Un autre article fort bien documenté des sociologues Danielle Juteau et Nicole Laurin traite de « la sécularisation et l’étatisation du secteur hospitalier au Québec, de 1960 à 1966 ». Les auteures nous livrent un état de fait élaboré sur le passage rapide du contrôle de l’Église et des communautés religieuses sur les principaux établissements hospitaliers québécois à celui de l’État. Elles décrivent une transformation radicale qui s’est faite sur le dos des religieuses, qui acceptent de bonne grâce de céder leur rôle de direction à des fonctionnaires masculins au nom de la rationalité. Elles en concluent, en citant un titre de Jean-Charles Falardeau, que « “la guerre de Troie n’aura pas eu lieu”, c’est-à-dire l’affrontement entre l’Église et l’État québécois que la Révolution tranquille aurait pu provoquer ».
J’ai pour ma part contribué à ce numéro avec un article qui s’intitulait « La laïcisation tranquille au Québec ». J’y notais une transformation remarquable et accélérée de nos institutions au cours des années 1960. À la fin de cette décennie, il ne faisait plus de doute pour la majorité des observateurs que le Québec était bel et bien laïcisé. J’écrivais ce qui suit : « Pour rendre compte de la laïcisation au Québec, il serait mieux indiqué, peut-on croire, de s’adresser au modèle dit de sécularisation propre à l’Amérique du Nord plutôt qu’au modèle européen. Même si les intellectuels québécois ont été fortement influencés par la tradition française, la société québécoise est toujours demeurée fortement conditionnée par sa situation géographique et son histoire qui sont inévitablement nord-américaines. »
Je signalais la remarquable participation de plusieurs clercs et religieux au processus de laïcisation de notre société. J’en voyais pour raison que ces personnes étaient le plus souvent demeurées en osmose avec notre société. Même si elles étaient en position d’autorité, elles n’étaient pas recrutées dans une classe à part et leurs nombreux privilèges n’avaient pas été entachés de parasitisme comme cela se voyait dans l’Ancien Régime européen.
Voilà comment on pouvait décrire la laïcisation du Québec en 1990 et, je pense bien, jusqu’au début de ce siècle. Les raisons qui ont amené la majorité des Québécois à soutenir une législation contraignante ne s’inscrivent donc pas dans une tradition qui nous serait propre.