HISTOIRE

La liste de Winslow expliquée : éclairage sur la déportation des Acadiens de Grand-Pré

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Le Grand dérangement

FRANCOPRESSE – Il est 15 h tapantes, à Grand-Pré en Nouvelle-Écosse, en ce 5 septembre 1755. Plus de 400 hommes acadiens, adultes et adolescents, se rassemblent dans l’église pour apprendre qu’ils seront déportés et que leurs terres, leurs maisons et leur bétail seront confisqués. Dans son nouvel ouvrage La liste de Winslow expliquée, l’auteur et historien amateur Paul Delaney retrace l’épopée de ces Acadiens, qui ont vu leur vie bouleversée par le Grand dérangement. 


Marc Poirier – Francopresse 


Après s’être rendus à l’église, les hommes de Grand-Pré ont entendu ces mots de la bouche du lieutenant-colonel John Winslow, militaire chargé d’organiser la déportation des Acadiens de Grand-Pré : «Vos terres, vos maisons, votre bétail et vos troupeaux de toutes sortes sont confisqués au profit de la Couronne, avec tous vos autres effets, excepté votre argent et vos mobiliers, et que vous-mêmes vous devez être transportés hors de cette province.» Des mots qui ont marqué les mémoires, traduits en français par le marchand huguenot Isaac Deschamps.


John Winslow va par la suite dresser une liste des 418 Acadiens qui ont répondu à cette convocation et d’autres qui sont venus se rendre les jours suivants. C’était la première fois qu’un décompte exhaustif de la population de cette région était effectué depuis la conquête de l’Acadie par les Britanniques en 1710.


C’est cette liste qui a été le point de départ du travail effectué par Paul Delaney pour son livre La liste de Winslow expliquée.


Le stratagème du lieutenant-colonel Winslow


Ce n’était pas le premier acte de la Déportation des Acadiens ; près d’un mois plus tôt, soit le 11 aout 1755, environ 400 Acadiens sommés de se rendre au fort Beauséjour, dans l’actuel Nouveau-Brunswick, avaient eu la primeur du sort qui attendait tout leur peuple.


Mais l’épisode de l’église de Saint-Charles-des-Mines de Grand-Pré est devenu le symbole de la Déportation, aidé en cela par Henry Wadsworth Longfellow, qui a immortalisé la triste scène dans son poème épique Évangéline.


Le colonel Winslow savait exactement comment faire pour amener toute la population d’une région à monter sur des bateaux qui seraient ensuite expédiés dans les colonies anglo-américaines, sans qu’il y ait trop d’affrontements ou de conflits ouverts et en minimisant le nombre de fuyards. 


Il avait déjà pris part à l’opération au fort Beauséjour, menée par le lieutenant-colonel Robert Monckton, dont il était le second.


En fin de compte, le stratagème était simple : convoquer les hommes de 16 ans et plus pour leur transmettre les «instructions de Sa Majesté» et les faire prisonniers, ce qui amènerait les femmes et les enfants à se joindre à eux lorsque viendrait le temps de les expulser d’Acadie.


Point de départ de la recherche


D’abord, un premier point : le chiffre de 418 est trompeur. «Il y avait plusieurs doublons», note Paul Delaney. 


Aussi, bien identifier les individus n’était pas chose facile, entre autres parce que plusieurs personnes portaient le même nom. «Il y a plusieurs Pierre LeBlanc», fait remarquer Paul Delaney. Il y en a une dizaine sur la liste. Déjà à ce moment, la famille LeBlanc était nombreuse ; il s’agit du nom de famille acadien le plus répandu encore à ce jour.


La première étape pour l’auteur a donc été d’identifier correctement tous les individus sur cette «liste de Winslow», puis les membres de leur famille respective : «Ce que j’ai voulu faire, c’est d’abord identifier les hommes, puis les enfants», explique Paul Delaney, qui était professeur d’anglais à l’Université de Moncton avant de prendre sa retraite. 


«Les femmes ne sont pas mentionnées dans la liste, mais le nombre de fils et de filles est inscrit. Puis [John Winslow] va identifier — pour la plupart — sur quel bateau ils ont été envoyés, leur destination première et où ils sont allés en 1763 [après la guerre de Sept Ans], quand ils étaient libres de partir, et où ils ont abouti.»


Bref, un travail de moine.


Paul Delaney souligne que sa tâche aurait été impossible sans l’œuvre colossale du Dictionnaire généalogique des familles acadiennes de Stephen White, généalogiste au Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (CEAAC) de l’Université de Moncton.


Des parcours uniques


Cette liste élaborée par le colonel était toutefois incomplète ; elle a été achevée le 15 septembre, soit dix jours après le «piège» tendu par Winslow. 


D’autres individus ont été capturés ou se sont rendus entre cette date et les départs des différents navires, qui n’ont eu lieu qu’en octobre et en décembre. En tout, plus de 2 000 Acadiens de cette région seront expulsés. 


Paul Delaney a également identifié la plupart des lieux d’établissement d’où venaient les futurs déportés, soit 25 villages dans les deux paroisses de Grand-Pré et Rivière-aux-Canards. Toute cette information permet d’avoir un portrait assez clair des différents parcours entrepris par ces déportés. 


Où sont allés ces Acadiens?


La très grande majorité des Acadiens déportés dans les colonies anglo-américaines n’y sont pas restés une fois qu’ils sont redevenus libres de leurs mouvements, en 1763. 


La liste de Winslow nous apprend toutefois qu’Anne Bourg, du village des Melanson, dans la paroisse de Grand-Pré, a été déportée avec sa famille en Pennsylvanie, qu’elle s’est mariée à Jean Gautrot à Philadelphie en 1766, et est décédée à Baltimore, au Maryland, en 1794. Elle faisait donc probablement partie des Acadiens qui ont décidé de rester au Maryland et qui se sont établis à proximité de Baltimore, à un endroit nommé «French Town».


La fin de route de ces Acadiens a été fort variée. «C’est incroyable, s’étonne Paul Delaney. Très peu sont revenus au Nouveau-Brunswick ou ailleurs dans les Maritimes. Ils sont surtout allés au Québec, en Louisiane et à Haïti.»


Pourquoi faire tout ce travail, décortiquer tous ces détails? «Avant, on avait une vision globale de la Déportation, explique l’auteur. Maintenant, on a un portrait très détaillé et plus exact des familles qui l’ont vécue, des gens qui ont été déportés plusieurs fois. Normalement, les historiens ne parlent pas de chaque famille, mais ils regardent le grand tableau.»


La reconstitution de ces différents parcours est importante selon Gregory Kennedy, professeur d’histoire et directeur scientifique de l’Institut d’études acadiennes (IEA) de l’Université de Moncton : «Ça redonne aux Acadiens une certaine capacité d’agir et ça démontre qu’ils ne sont pas juste des victimes.» 


«Oui, c’était une expérience difficile, un haut taux de mortalité, etc. Mais, à travers le Grand Dérangement, il y a des personnes qui décident : “Ok, moi je vais m’installer là-bas ou je vais essayer d’aller retrouver mes parents.” Ils ont démontré beaucoup de courage pendant toute cette période», estime le professeur Kennedy. 


Paul Delaney a encore plusieurs projets de livre en marche, dont un qui porte sur les déportés en Angleterre, où l’auteur a vécu plusieurs années. Il promet d’écorcher au passage quelques mythes entourant cette période du Grand Dérangement.


Firmin Aucoin, de Rivière-aux-Canard à la Louisiane


Firmin Aucoin, fils d’Olivier et de Marguerite Vincent, vivant au village des Landry, à la Rivière-aux-Canard. Embarqué sur le Ranger, il est parti le 20 décembre 1755 pour la Virginie. Cette colonie a refusé d’accueillir les Acadiens et les a «redéportés» — on parle d’environ 1 200 personnes — en Angleterre. Firmin Aucoin sera transporté au printemps de 1756 sur le Bobby à destination de Southampton. 


Sept ans plus tard, la France récupère les déportés d’Angleterre et Firmin arrive en mai 1763 à Saint-Servan, en Bretagne (maintenant un quartier de Saint-Malo). En 1778, il est à Nantes, où plusieurs Acadiens se sont regroupés dans l’espoir de passer en Louisiane. Il y arrive en 1785.