Laïcité : le Québec ne doit pas envier la France

Laïcité — débat québécois


Par Roch Côté - Jean Baubérot est un spécialiste internationalement reconnu sur les questions de laïcité. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, dont un porte sur le Québec : Une laïcité interculturelle – Le Québec, avenir de la France ? (éditions de l’Aube). Il a répondu à nos questions depuis son domicile parisien.
***
Au nom de la laïcité, le Mouvement laïque québécois réclame l'abolition de toute subvention aux écoles privées, ce qu'il n'est d'ailleurs pas le seul à faire. Est-ce un argument que vous reconnaissez ?
- On ne le réclame plus en France. Mais il faut que l'État surveille l'emploi de cet argent public. La contrepartie, en France, c'est que les écoles privées sous contrat avec l'État doivent adopter les mêmes programmes que les écoles publiques et respecter la liberté de conscience des élèves. Les activités religieuses ont droit de cité à l'école, mais elles ne doivent pas être obligatoires. Il n'est pas contraire à la laïcité de subventionner un secteur privé pourvu qu'il concoure à un service public en respectant les règles du service public pour ce qui est des programmes.
Le crucifix trône toujours, bien en vue, à notre Assemblée nationale. Vous, le garderiez-vous ?
- Non. Autant il est normal de garder les signes patrimoniaux, comme la croix du mont Royal, autant je pense que Charles Taylor avait raison : la place du crucifix est dans un musée de l'Assemblée nationale mais pas sur la tête des députés, parce que là, on confond société civile et société politique. La société politique ne doit pas être sous l'égide d'un signe religieux, même si c'est symbolique. Le mur de séparation entre l'État et la religion n'est plus respecté.
Vous dites que les Québécois auraient tort de s'inspirer du modèle traditionnel français, vous dites même, dans votre blogue, que le modèle « républicaniste » français est en faillite.
- Ce modèle républicain date de la Révolution. Sous la troisième République [1870-1940], il a été très libéralisé. La Révolution disait : pas de corporations, pas d'intermédiaires entre l'individu et l'État. Mais la troisième République, avec ses lois sur la liberté de la presse, les réunions, le colportage [libre distribution des imprimés] et les associations et avec sa loi sur la séparation des Église et de l'État [1905], a créé ce que les sociologues appellent une société civile.
Le paradoxe, c'est que depuis 1989, depuis le bicentenaire de la Révolution, certains ont voulu revenir à l'esprit de 1789, ce que j'appelle le « néo-républicanisme français » : il y a une très grande méfiance à l'égard de la société civile, ce qui ne correspond pas du tout à ce qu'a fait la troisième République.
Comment cela s'explique-t-il ?
- L'année 1989 est celle de la fatwa de l'imam Khomeiny contre l'écrivain Salman Rushdie, celle de la chute du mur de Berlin, ainsi que celle - et cela est significatif - de la première affaire du foulard en France. C'est l'année où se conjuguent la peur de l'Islam et celle engendrée par la chute du mur de Berlin. Les philosophes néo-républicains font une analyse que la suite n'a absolument pas confirmée : que la mondialisation allait être le règne sans partage du monde anglo-saxon. C'est au contraire celui des pays émergents, comme le Brésil, l'Inde, la Chine, etc. Il y a une double peur en France, celle de l'islam radical et celle qui est symbolisée par l'expression «communautarisme anglo-saxon» [l'équivalent du multiculturalisme canadien]. Cette double peur fait que certains tournent le dos aux lois libérales de la troisième République.
Comment cela s'est-il traduit finalement ?
- C'est resté sur le plan idéologique, car concrètement il n'y a eu que la loi de 2004 [qui interdit les signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques]. Toutes les lois libérales de la troisième République sont restées.
La France n'est-elle pas un pays laïque plus accommodant qu'on le croit généralement ?
- On fait un discours largement mythique sur une laïcité pure et dure qui reprend l'idéal révolutionnaire. Mais l'idéal révolutionnaire n'a pas fonctionné. J'estime que les philosophes néo-républicains sont des idéologues dangereux. Si ce qu'ils disent se réalisait, on quitterait le cadre de la démocratie. La tendance de certains Québécois à prendre pour argent comptant le discours néo-républicain sur la laïcité fait fi du fait que la laïcité française est, dans la réalité concrète, beaucoup plus accommodante qu'elle le proclame voir [« une réputation surfaite »]. En France, on dit : pas d'argent public pour la religion. Mais, indirectement, il y en a beaucoup. Je ne suis pas sûr que la France finance moins la religion que certains autres pays d'Europe. La ligne rouge, c'est quand le financement équivaudrait, si peu que ce soit, à une reconnaissance des Églises. Ce qu'il y a de bien dans la laïcité française, c'est ce refus de tout caractère officiel de la religion.
À ce propos, certains affirment qu'un pays comme la Belgique n'est pas laïque, car l'État rémunère les clergés.
- En laïcité, on ne peut pas être dans le « tout ou rien ». Pour moi, il y a plusieurs indicateurs de laïcité. Le fait de subventionner officiellement les Églises n'est certainement pas un indicateur de laïcité. Mais ce qu'on peut dire, c'est que la Belgique a une loi qui autorise le mariage homosexuel et une autre, qui autorise l'euthanasie. Ce pays a une législation laïque qui ne se soumet pas aux normes de l'Église catholique. C'est un indicateur important de laïcité. Il faut essayer de voir quels sont les indicateurs pertinents. On peut avoir tel indicateur et pas tel autre. On n'a jamais 0 % ou100 % en matière de laïcité.
Que penser du cas de l'Allemagne, qui a des impôts ecclésiastiques, des écoles publiques confessionnelles et qui reconnaît un rôle social majeur aux Églises ?
- Le cas de l'Allemagne vient de son histoire. Il y a deux périodes importantes qui expliquent le poids des Églises en Allemagne et qui ont pour effet que les indicateurs de laïcité sont moins forts qu'en France. Les traités de Westphalie [1648], qui mettent fin à la Guerre de 30 ans, ont amené une paix religieuse par l'instauration du pluralisme [trois confessions sont officiellement reconnues], alors que la France a dû ramener la paix par la laïcité. L'Allemagne est peut-être un pays plus pluraliste que laïque.
Mais il y a un second événement historique important. À la fin du nazisme, les Églises ont joué le rôle de garant moral par rapport aux Alliés : elles avaient, elles aussi, eu des martyrs sous le nazisme. Les Allemands ont une certaine défiance vis-à-vis de l'État et une très grande confiance dans les organes intermédiaires de la société civile. C'est un peu l'inverse du discours néo-républicain français. Les Églises, en Allemagne, ont profité de cette défiance. La population se méfiait d'un État qui soit autre que gestionnaire à cause de son expérience nazie et elle savait gré aux Églises d'avoir représenté la société civile à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale.
Y a-t-il des pays européens qu'on ne peut pas dire laïques ?
- Oui, la Norvège, par exemple, qui a une Église d'État. La Cour suprême a statué, en 1983, que les lois n'avaient pas à se conformer à la morale de cette Église. C'est un élément de laïcité, mais je ne dirais pas que la Norvège est un pays laïque. Je dirais qu'en Norvège, bien qu'il y ait une Église officielle, il y a certains éléments de laïcité.
Quel serait le pays le moins laïque ?
- La Grèce. Le fait que l'Église orthodoxe soit l'Église nationale a une influence sur les lois, contrairement à ce qui se produit dans les pays d'Europe du Nord.
L'Italie considère que « les principes du catholicisme font partie du patrimoine historique du peuple italien ». Qu'en pensez-vous ?
- La Cour constitutionnelle italienne a affirmé que, s'il y a une contradiction entre le principe de laïcité et le concordat avec l'Église, le principe de laïcité doit l'emporter. La situation italienne est compliquée parce qu'il y a le pape au milieu et qu'il est évêque de Rome !


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé