DES IDÉES EN REVUES

Le cynisme accompli

Une nouvelle instance mène ce sentiment au-delà de ses propres limites, jusque dans la psychose paranoïaque. Cette instance, c’est le « troll » politique.

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Le syndrome de l'autruche qui mène à la démission plutôt qu'à l'action

La commission Charbonneau, le scandale des sénateurs conservateurs d’Ottawa, la NSA qui a illégalement espionné un milliard de personnes, Rob Ford, l’Italie de Silvio Berlusconi, la Russie de Poutine… Nous vivons une période politique particulièrement misérable. La politique n’a plus rien de lyrique. Quand l’espoir n’est pas bafoué par les dirigeants corrompus, il est matraqué dans les rues. Mais même les périodes lamentables ont ce petit quelque chose qui les rend singulières. Et la nôtre a peut-être ceci de particulier qu’elle nous force à aller jusqu’au bout de la question du cynisme.

Il y a assurément un aspect grisant au cynisme, dans sa manière de toujours chercher une représentation limite au politique. La pensée cynique repère les contradictions entre l’idée du politique et sa pratique et les exacerbe jusqu’à provoquer l’illusion de son effondrement. Le cynisme se nourrit du réel, de graves manquements à l’éthique par exemple, mais uniquement dans le but de le pervertir. Il s’empare d’une amitié entre un député et un homme d’affaires et la généralise en collusion, puis reprend la collusion et l’étend à tout un parti et ensuite à toute la classe politique dont le seul but serait de mettre en oeuvre le projet de voler les contribuables et de piller les ressources. Un tel discours avait autrefois du sens, lorsque le marxisme concevait le parlementarisme au sein d’une logique de lutte des classes et en proposait la sortie dans son renversement révolutionnaire.

Mais depuis l’effondrement de la pensée marxiste, l’opinion publique est laissée à elle-même avec cette logique mécanique qui tourne tout au tragique, et les champions du cynisme forment une sorte de mauvaise conscience de classe où le pouvoir a nécessairement tort, sans pourtant que son renversement soit possible, ou même pensable. Le cynisme est la conséquence dégénérée de l’échec de la lutte des classes, d’une lutte des classes qui aurait basculé dans la résignation du peuple à sa propre condition de dominé.

Une fois assimilée l’idée que la démocratie n’est qu’un discours creux masquant une entreprise de racket généralisée, quelle vérité reste-t-il à proférer pour le cynique, quelle jouissance pourra-t-il encore trouver qui lui évitera de prendre la mesure de son impuissance à l’égard du pouvoir ? Lorsque même la dénonciation a perdu le pouvoir de provoquer le scandale, il devient alors possible d’entrevoir un au-delà du cynisme. Et cet au-delà, le nouvel éthos de l’opinion publique, c’est la paranoïa collective.

Paranoïa

Collectivement, nous avons définitivement perdu le contact avec la réalité. Et il ne s’agit plus de savoir qui ment et qui dit la vérité. Les abus de pouvoir répétés, généralisés, banalisés des quinze dernières années ont fait en sorte qu’il n’y a plus de « dire vrai » possible aux yeux de l’opinion publique. Tout est potentiellement un mensonge.

La conspiration n’est pas reconnue comme problème, elle n’est même pas reconnue comme dévoilement de la vérité cachée du pouvoir dans l’espace démocratique. Elle fait plutôt de la politique la promesse d’un spectacle perpétuel de révélations, de scandales, de trahisons, de passions et de vices démesurés. Sur ce mode, la politique n’est pas qu’un simple spectacle divertissant, elle est une tragédie qui représente l’impossibilité pour le peuple à déterminer par lui-même son devenir. Dans cette tragédie sans finalité, l’opinion publique joue parfaitement bien son rôle de choeur. « C’était donc vrai qu’ils étaient tous pourris ! Ah que j’ai bien fait de ne pas aller voter aux dernières élections ! » Mais ceux qui s’en tiennent à ce discours sont déjà derrière en regard de cette nouvelle instance qui mène le cynisme au-delà de ses propres limites, jusque dans la psychose paranoïaque. Et cette instance, c’est le « troll » politique.

Il y en a sur tous les réseaux sociaux, ils ont des noms complets ou des pseudonymes étranges, mais on ne peut jamais savoir s’ils existent ou s’ils ne sont que des canaux de propagande. Ils sont vindicatifs, souvent vicieux, ils pourrissent la discussion politique, mais ils maîtrisent suffisamment la nétiquette pour glisser entre les doigts des modérateurs des grands sites de nouvelles.

Parce qu’il ne cherche qu’à provoquer et à pourrir l’atmosphère, le troll politique est la figure accomplie du « tous contre moi » paranoïaque. Il n’est plus pour lui question de raison ou de démocratie. Il n’y a plus de vérité à dévoiler, de pouvoir à débusquer au nom de la vérité. Uniquement une violence de clan, sans rien à gagner au-delà, sauf peut-être la satisfaction immédiate face à l’humiliation de l’autre partie. Le troll antipéquiste sait qu’il ne peut gagner en défendant sa faction, alors il attaque le péquiste ; et l’antifédéraliste fait la même chose ; le troll libertarien ne souhaite pas promouvoir les vertus du féodalisme à venir après l’effondrement des structures publiques et la fin de la taxation, alors il se défoule avec rage sur toute action, toute décision gouvernementale.

Y aura-t-il une fin à ce délire ? Je n’en vois présentement aucune. Le public vient tout juste de trouver un succédané paranoïaque à la jouissance que lui procurait autrefois le cynisme. Peut-être y aura-t-il un jour un au-delà positif de la paranoïa collective, mais d’ici là, je crois que je vais continuer de me tenir loin des fils de commentaires des grands sites de nouvelles ? Parce que je n’ai pas la constitution pour supporter jour après jour ce peuple paranoïaque qui désire plus que tout sa propre domination.


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