Le pourrissement des élites québécoises

se peut-il que la crise actuelle révèle cette vérité sur nos élites dirigeantes, à savoir qu’elles oeuvrent en temps normal, dans la complicité feutrée des cabinets ministériels et des conseils d’administration, avant tout pour leur propre profit et non pas pour notre bien collectif ?

Enquête publique - un PM complice?


L'un des rares avantages d'une grave crise économique est de mettre en lumière les ressorts ordinairement invisibles qui assurent le fonctionnement de la société en temps normal. En période de crise, les ressources étant beaucoup plus rares et le risque de perdre quelque chose beaucoup plus important, les personnes comme les organisations (gouvernement, industries, banques, municipalités, etc.) doivent adopter des comportements de survie dans un environnement social nettement plus tendu.
Or, ces comportements, au fur et à mesure qu'ils se généralisent et se durcissent, provoquent inévitablement une montée des rivalités, car chacun est gagné par le sentiment de devoir lutter pour maintenir ses acquis ou simplement éviter d'être emporté par la crise. Si celle-ci perdure et surtout si son issue reste incertaine, ces rivalités se transforment alors en antagonismes.
Crise mimétique
Qu'en résulte-t-il? Ce que nous vivons au Québec depuis 2008: l'instauration d'un climat généralisé de dénonciations, de suspicions et d'insinuations malveillantes, de scandales à répétition, d'accusations de corruption et de fraude lancées de part et d'autre, et qui mettent en cause les élites économiques, administratives et politiques qui gèrent notre société. Ce climat se nourrit de ses propres miasmes, car chaque accusé — personne, groupe ou organisation — refuse de jouer le bouc émissaire et s'efforce de se défendre comme il peut en attaquant à son tour les autres, tous les autres.
L'anthropologue René Girard a consacré la majeure partie de son oeuvre à décrypter les mécanismes qui opèrent dans ce genre de situation. Sa thèse est simple et s'applique bien au cas québécois: dans une phase de crise, dès qu'on cherche des coupables, dès que les premières accusations fusent, s'enclenche par mimétisme une spirale d'accusations qui ne touchent plus seulement des individus, mais de vastes réseaux sociaux, économiques, politiques et, à terme, la société entière. Or, le fond de vérité de ces accusations (pot-de-vin, accointance mafieuse, délit d'initié, détournement de fonds, conflit d'intérêts, etc.) devient peu à peu secondaire aux yeux de la population, puisque tous les pouvoirs sociaux semblent compromis. C'est ce que Girard appelle la «crise mimétique».
En marche depuis la confession publique de Benoit Labonté en 2009 en passant par la commission Bastarache et les récentes déclarations de Vincent Auclair et Serge Ménard au sujet du maire de Laval, Gilles Vaillancourt, cette crise mimétique met désormais en cause à peu près tout ce qui grouille et grenouille dans l'ombre depuis des années, voire des décennies, dans un très grand nombre de municipalités parmi les plus importantes du Québec, mais aussi dans la haute administration gouvernementale, dans l'industrie et les syndicats de la construction.
Il faut se souvenir de ce que disait Labonté en 2009. Il disait cette vérité mimétique: «Certes, je suis coupable, mais tout le monde municipal et une bonne partie de la classe politique sont aussi coupables; je n'ai fait qu'imiter les comportements des autres et je refuse par conséquent d'être leur bouc émissaire.»
Les boucs émissaires
Exactement dans la même veine, les accusations que se lancent mutuellement depuis plusieurs mois les plus hauts responsables politiques et juridiques du Québec sont elles aussi exemplaires de cette crise mimétique, car elles montrent avec force qu'il n'y a plus d'innocents. Dans le même sens, la diffusion publique quasi continue des salaires et primes versés aux élites dirigeantes (hauts cadres, p.-d.g., présidents de compagnie, banquiers, retraités de luxe, commissaires d'école, etc.) finit par engendrer une situation mimétique d'indifférenciation: tous ces gens ne sont-ils pas au fond à mettre dans le même sac, ne se remplissent-ils pas sans vergogne les poches pendant qu'on demande aux contribuables et travailleurs québécois de payer les déficits?
La réaction sociale la plus naturelle à une crise mimétique est d'essayer de la contenir en cherchant des boucs émissaires. Cette recherche s'accompagne forcément d'une campagne de moralisation de la vie publique. Les médias s'efforcent d'identifier des coupables, tandis que des éditorialistes et chroniqueurs tentent de donner des leçons d'éthique aux dirigeants. Au bout du compte, chacun veut croire que l'existence d'une presse libre et indépendante finira par rassurer les citoyens dégoûtés.
Mais plutôt que de servir d'exutoire à notre dégoût, la crise actuelle ne devrait-elle pas accroître notre lucidité par rapport au fonctionnement normal de la société québécoise? Au fond, une telle crise ne constitue-t-elle pas un véritable laboratoire social, car elle révèle ce qui est d'ordinaire caché? N'en doutons pas, la corruption politique et la prédation économique sur grande échelle qui sont aujourd'hui dénoncées existent dans l'ombre du fonctionnement normal de nos institutions depuis des années, et la pourriture qui est désormais visible ne constitue vraisemblablement que la pointe d'un iceberg en place depuis des décennies. Mais oublions un instant la pointe de cet iceberg et allons voir sous la mer.
Triste spectacle
Que se passe-t-il quotidiennement au Québec? Les urgences des hôpitaux débordent et les médecins sont inaccessibles sauf si on est prêt à les payer en passant par le privé. Le réseau routier est l'un des plus dégradés d'Occident et ceux qui le réparent nous arnaquent. Le taux de décrochage explose dans les écoles publiques pauvres alors que les écoles d'élite sont largement financées. Les fonds de retraite se vident ou sont spoliés par des courtiers. Des services publics sont démantelés ou réduits à faire de la figuration sociale. La justice sert les mieux nantis.
L'environnement (les lacs, le fleuve, la forêt, les sols, l'eau potable, etc.) souffre de l'incurie des pouvoirs publics et de l'appétit débridé des compagnies qui l'exploitent. L'incompétence et la malhonnêteté semblent largement répandues parmi les dirigeants et les puissants, tandis que les soupes populaires n'ont jamais été aussi fréquentées, y compris par des familles avec des enfants en bas âge, alors que les gouvernements demandent aux citoyens de faire toujours plus d'efforts pour renflouer les poches de ceux qui ont liquidé une part substantielle de nos avoirs collectifs et personnels. Des gens qui ont travaillé toute leur vie ne peuvent plus prendre leur retraite. Des salariés s'appauvrissent en travaillant. Chaque décennie, 300 000 de nos enfants vont à l'école pour y décrocher. Voilà le spectacle habituel de notre société québécoise.
En tant que collectivité, on doit donc sérieusement se poser cette question: se peut-il que la crise actuelle révèle cette vérité sur nos élites dirigeantes, à savoir qu'elles oeuvrent en temps normal, dans la complicité feutrée des cabinets ministériels et des conseils d'administration, avant tout pour leur propre profit et non pas pour notre bien collectif?
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Maurice Tardif - Professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal et membre de l'Académie des sciences sociales du Canada

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Professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal et membre de l'Académie des sciences sociales du Canada





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