Depuis une vingtaine d’années, le peuple québécois s’était un peu oublié. Davantage ébranlé qu’il ne voulait le croire par la défaite référendaire de 1995, il s’était montré sensible à tous les discours qui d’une manière ou d’une autre, poussaient à sa dissolution politique et identitaire.
Au nom du multiculturalisme ou de l’interculturalisme, la majorité historique francophone devait cesser de se poser comme culture de convergence. Elle devait même apprendre à voir dans la remise en question de son statut fondateur une preuve de progrès démocratique. Au nom de l’ouverture aux minorités, ou plus exactement, de l’ouverture aux lobbies identitaires les plus radicaux qui prétendent parler au nom des minorités, il devait s’accuser de racisme systémique. Au nom de le la société inclusive, il devait réécrire son histoire et même la neutraliser.
Cette dissolution était maquillée par un discours lénifiant sur la diversité, censée délivrer notre peuple de ses vieux atavismes pour lui permettre de se projeter dans le monde, et plus encore, dans la dynamique de la mondialisation.
Soyons plus précis toutefois : ce sont les élites québécoises qui étaient sensibles à ce discours déconstructeur.
Je parle surtout des élites politiques, effrayées à l’idée de ne pas avoir l’air ouvertes et inclusives, et des élites médiatiques, qui mirent en scène une représentation de plus en plus aseptisée de notre société, comme si le Québec devait effacer ses marques distinctives pour passer le test de la modernité identitaire. Le Québec devait sans cesse donner la preuve de son ouverture au monde, comme si son premier réflexe était ethnocentrique.
Chez les intellectuels, cette redéfinition diversitaire de la nation vira au délire. Chez les sociologues, les philosophes et les politologues, ils furent nombreux à fabriquer de colloque en colloque une nouvelle nation imaginaire qui avait bien peu à voir avec la nation réelle. En fait, ils fabriquaient mentalement une nation dont ils n’auraient pas honte dans leurs activités mondaines. Ils construisaient un monde parallèle, sans se rendre compte que la fiction idéologique à laquelle ils vouaient tous leurs efforts (en gros, ils construisaient une nation décentrée de la majorité historique francophone, comme si cette dernière était de trop dans le paysage québécois) n’existait pas dans la réalité. Constatant aussi que l’intégration des nouveaux arrivants à la nation ne fonctionnait pas vraiment, ils redéfinirent à la baisse leur conception de l’intégration pour d’un coup dissoudre par décret conceptuel les problèmes qui existaient dans le monde réel.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que les intellectuels se laissent emporter par un fantasme qui leur donne un sentiment de toute puissance sur le monde.
Ces querelles idéologiques n’étaient pas sans lien avec le cadre politique dans lequel évolue le peuple québécois.
Après le référendum de 1995, le Canada a accéléré sa redéfinition dans les paramètres du multiculturalisme le plus radical, au point même d’en arriver à se présenter comme un État postnational, sans noyau identitaire spécifique. Dans ce contexte, la moindre affirmation du Québec comme peuple et comme nation devenait intolérable. Elle passait pour une marque de suprémacisme ethnique.
Les Québécois, néanmoins, ont résisté à cette entreprise qui les transformait en étrangers chez eux. Ils commencèrent à le faire sentir ouvertement avec la crise des accommodements raisonnables de 2006 à 2008. On pouvait y voir un soulèvement tranquille contre la déconstruction programmée de leur identité. Mais ce soulèvement demeurait globalement impuissant et les élites qui avaient tout fait pour réinventer une nation plus remodelée selon les principes du multiculturalisme se mirent à accuser les Québécois de xénophobie et de repli identitaire.
Le rapport Bouchard-Taylor représenta l’expression caricaturale de cette accusation. Qui le relira se demandera comment on a pu lui accorder autant de crédit intellectuel depuis plus de dix ans.
Cela ne pouvait éternellement durer. Le principe national devait revenir au cœur de notre vie collective. Les Québécois devaient réapparaître à eux-mêmes comme un peuple légitime, en droit d’affirmer leur propre modèle d’intégration des immigrés. Ils voulaient réaffirmer leur droit de dire ce qui n’était pas négociable dans leur identité collective. Cette aspiration a travaillé notre vie collective depuis plus de dix ans. Elle exigeait une traduction politique ferme et raisonnable, et cela non seulement pour des raisons identitaires mais aussi pour des raisons démocratiques.
Il y a quelque chose de tragique à ce que les indépendantistes ne soient pas parvenus à canaliser cette aspiration mais ils étaient eux-mêmes hypnotisés idéologiquement par un progressisme diversitaire qui les paralysait. On se souviendra du grand malaise des élites souverainistes avec la Charte des valeurs de Bernard Drainville alors qu’elle avait permis à leur parti, pour un temps, de se faire le porteur des aspirations identitaires de la majorité historique francophone.
On en arrive aux jours présents. Ce qui a porté la CAQ au pouvoir, en octobre dernier, c’est cette poussée de réaffirmation nationale, qui s’alimentait naturellement d’un rejet de plus en plus vif d’un gouvernement libéral qui s’était retourné contre son propre peuple et qui ne cessait de l’accuser des pires sentiments et dérives. Le nationalisme québécois, dans son expression majoritaire, allait désormais prendre un détour autonomiste pour s’affirmer. En décidant de placer la question de la laïcité au centre de sa première année gouvernementale, François Legault annonçait ainsi le retour du peuple québécois, non plus à la manière d’une identité honteuse, mais à la manière d’une identité assumée et décomplexée. Il répondait à une aspiration profonde.
C’est ce qui explique que François Legault soit appuyé profondément par le cœur de la population, et que bien des souverainistes, qui n’ont aucunement renoncé à leur idéal, s’y reconnaissent. De nouveau, le Québec avance.
On en retiendra une chose essentielle : les nationalistes rassemblés peuvent contribuer à la renaissance politique du Québec. Il importe maintenant de donner une suite à cet élan.