Penser le Québec

Les espions canadiens

L’élection québécoise confrontée à la théorie des agents doubles

Penser le Québec - Dominic Desroches

On peut dire que la politique canadienne, telle qu’elle se donne à voir au
Québec depuis plus d’une trentaine d’années, se résume à la promotion et à
la justification du fédéralisme asymétrique. Ce fédéralisme se présente à
partir d’Ottawa comme le système politique le plus prometteur pour corriger
les injustices historiques. Idéalement, ce système devrait permettre à tous
les Canadiens de s’épanouir dans les deux langues officielles et de
respecter les minorités afin de montrer l’image d’un pays uni. Appartenir à
la fédération canadienne, c’est grosso modo vivre dans un grand espace
politique nord-américain réunissant des minorités amies de l’anglophilie,
un pays dans lequel, depuis l’empreinte idéologique puissante laissée par
P.-E. Trudeau, les Québécois doivent se montrer à la hauteur de la vie
canadienne anglaise. Ottawa constituait, selon la vision de Trudeau, la
promotion et la destination finales des « meilleurs » Québécois canadiens.
Dans ce court article, je me pencherai d’abord - en ayant à l’esprit le
rêve du Père du rapatriement unilatéral de la constitution -, sur la
signification que peut avoir l’espionnage dans la vie quotidienne
canadienne. Je montrerai que l’espionnage est une activité importante et qui
passe souvent inaperçue, comme le veut d’ailleurs le sens de sa définition
même. Si je dirai un mot sur la duplicité au Québec, ce sera pour mieux
comprendre la figure, bien documentée chez nous, de l’agent double.
J’insisterai en fin de parcours sur les différences existant entre la
collaboration avec le fédéral, la complicité et la collusion afin de savoir
le rôle que doit jouer le Québec dans le Canada.
Que signifie « espionner » ? Réponse : avoir une mission
D’entrée de jeu, le rôle de l’espion est celui d’observer de l’extérieur
une réalité intérieure. En effet, l’espion, qui travaille derrière la
scène, n’est pas impliqué directement dans le déroulement de la vie réelle.
On peut dire que l’espion, qui opère en changeant son nom, en le traduisant
en anglais ou en chiffres, œuvre à distance sans être vraiment touché par
les implications de sa mission.
Le plus souvent, peut-on dire, espionner consiste à partir à la recherche de
renseignements secrets et confidentiels au sujet d’une cible. Sans que les
autres le voient ou le réalisent pleinement, l’espion se renseigne et
transmet ses informations aux autorités. Ainsi, travaille-t-il pour la
réalisation d’une cause qui n’est pas la sienne, une cause qui dépasse sa
personne, c’est-à-dire une mission qu’il n’endosse jamais personnellement.
S’il tombe en amour, il ne confond jamais l’amour avec sa mission. Dans le
jeu d’échec politique, l’espion espionne en prenant la figure du pion
derrière le roi. En démocratie, cependant, le pion intellectuel peut devenir
le roi du grand jeu.
Or, si on sait que l’espion prend ses ordres d’un supérieur, on sait aussi
qu’il sera efficace dans sa tâche s’il parvient à s’approcher et à
infiltrer ses ennemis. Le plus grand pays au monde doit sans cesse
s’assurer de sa cohésion et de son unité, notamment en recrutant ses
espions de l’intérieur. Le meilleur espion, qui n’apparaît évidemment
jamais dans la colonne du produit intérieur brut, est néanmoins celui qui
se présente comme votre ami, c’est-à-dire celui qui parle en bien de vous
devant vous. On l’oublie encore, nous qui regardons les films d’espionnage,
mais l’espion qui veut compléter sa mission voyage d’ouest en est et
inversement. Pourquoi ? Parce que le voyage permet de connaître et de se
faire connaître sous un aspect différent de ce que nous sommes réellement.
Ainsi, trahir quelqu’un ou le dénoncer sera beaucoup plus facile si on
connaît par cœur les comportements de notre cible et que l’on se trouve à
distance de celle-ci.
Ce n’est donc pas un hasard enfin si le meilleur espion, au Canada ou
ailleurs, tente de parler au moins deux langues. Chez nous, il peut parler
des deux côtés de la bouche et se présenter en même temps sous les
apparences du parfait diplomate, c’est-à-dire celui qui veut contribuer au
dialogue entre les deux frères ennemis. Voilà pourquoi le meilleur espion
du pays sera sans doute celui qui, au moyen des actions les plus subtiles,
peut être les plus officielles, certes toujours les plus efficaces à long
terme, réussira à faire capituler l’adversaire ou à saper le pouvoir de ses
opposants politiques.
Le problème québécois de la duplicité
Quand on comprend ce que signifie espionner et surtout quelles forces sont
nécessaires pour devenir le meilleur espion, on réalise que le Québec peut
constituer un terreau fertile pour le développement de la surveillance
stratégique. En effet, le Québec s’impose comme le royaume des duplicités :
on connaît la duplicité des époques et de lieux, la duplicité de la
langue, la duplicité des structures politiques, la duplicité des visions
d’avenir, etc. Qu’on le veuille ou non, depuis la Conquête, le Québec
représente l’un des meilleurs terroirs d’espionnage au monde, car nos
représentants travaillent à la fois pour le Québec et pour le Canada,
parlent à la fois français et anglais, etc. La tradition des duplicités au
Québec et le malaise identitaire que l’on connaît depuis les années 1960,
mettons depuis la Crise d’octobre 1970, ont favorisé la production des
doubles discours, des doubles affiliations, du double jeu, du
contre-espionnage médiatique et le déploiement, systématisé et idéologique,
de moyens techniques précis pour tenter d’éliminer, au moins affaiblir, les
partisans de l’autre cause.
La figure de l’agent double
[->mot738]On ne retrouvera donc pas de coïncidences étonnantes dans le fait que
[l’écrivain Hubert Aquin, dès les années 1960,->mot738] critiquait les textes
ponctués de duplicités que faisait paraître P.-E. Trudeau dans Cité libre.
Selon Aquin, l’auteur de « La nouvelle trahison des Clercs » voulait que
les Québécois se montrent à la hauteur du Canada, qu’ils travaillent à la
construction d’une « province exemplaire » afin de montrer aux anglophones
de quoi ils sont capables. Selon le Trudeau d’Aquin, le bilinguisme, une
moindre mesure, devait favoriser les Québécois et faire du français une
langue attirante pour les anglophones. Dans ce débat avec Trudeau, Aquin
pensait que les Québécois n’avaient pas à être meilleurs que les Anglais
chez eux. Dans sa réplique intitulée « La fatigue culturelle du Canada
français », Aquin dit entre autres à Trudeau que les politiciens du Québec
à Ottawa, c’est-à-dire nos « fédéraux », sont épris du grand tout et se
battent inutilement pour une confédération qui n’existe pas. Exaspéré du
comportement des politiciens fédéraux québécois - qui ont fait moins soit
dit en passant pour le Québec que les exploits du courageux Maurice Richard
– qui passent leur temps à se sacrifier sur l’autel du plus fort, Aquin en
vient à les considérer en véritables « agents doubles ». Le Canadien
français à Ottawa, conclut Aquin qui vise « les trois colombes », ne sert
pas sa cause, mais la cause des autres. Espion et agent double, le canadien
travaille à tous les jours à la victoire de l’autre, le puissant, et il se
trouve bon de réussir et d’avoir des promotions. Aquin dirait peut-être
aujourd’hui, selon son raisonnement, que notre Canadien français « agent
double » oeuvre au service du Conseil de la fédération…
Toujours est-il que les espions sont parmi nous et qu’il convient, au
Québec duel, de les débusquer ou de les élire. Si cela est une double tâche
traumatisante pour l’esprit sain catholique, il faudra au moins les mettre
en scène. Et c’est exactement ce que fera Godbout. En effet, les cinéphiles
se rappelleront peut-être du film génial de Jacques Godbout qui tourne en
images la vie de « l’as espion canadien » IXE-13. En 1971, Godbout met en
scène un épisode de la bande dessinée d’IXE-13, une reprise qui illustre
avec éloquence la thèse d’Aquin suivant laquelle les Québécois s’éprennent
de réussites à l’intérieur du fédéral, un système politique qui symbolise
pourtant la domination des anglophones sur les francophones. Le film montre
avec une intelligence peu commune le Québécois francophone espion - sous
les traits de Trudeau -, en train de sauver son pays victime des
communistes chinois et des dangereux nazis. La politique, on le déduit au
visionnement du film, repose sur l’espionnage. Mais comment justifier
encore aujourd’hui notre passion secrète pour la figure de l’agent double ?
Comment expliquer que les Québécois, en persistant à voter Bloc au fédéral,
continuent d’exprimer leur méfiance à l’endroit du gouvernement central ?
La dernière partie de mon texte tentera de clarifier les enjeux de la
réponse.
Espionnage, bilinguisme institutionnel et belles missions

On retiendra de l’interprétation d’Aquin que le bilinguisme favorise les
espions québécois à se réaliser à Ottawa. Le bilinguisme, au lieu de
favoriser la reconnaissance des Québécois, semble plutôt conduire à leur
lente assimilation. Et la chose s’explique en bonne partie par la structure
elle-même. Au Québec, en effet, le rêve de nombreux fonctionnaires est de
réussir dans la grande structure fédérale, là où le pouvoir se trouve et se
prend. Nombreux sont les politiciens, fonctionnaires et carriéristes
produits par le Québec qui tentent leur chance au fédéral, en anglais, et
qui, pour plusieurs raisons qu’il serait trop long de donner ici, dont
l’échec, reviennent ensuite à la maison en reprenant leur nom français. On
le réalise lentement : Ottawa demeure et demeurera encore un certain temps
le lieu du pouvoir, la capitale dormante propice aux activités nocturnes,
c’est-à-dire le lieu des plus belles missions pour nos nombreux espions et
agents doubles.
Entre la collaboration, la complicité et la collusion
Cela dit, on doit encore se demander de quels types d’association les
espions canadiens participent-ils ? Que dit l’analyse linguistique :
sont-ils de simples collaborateurs ? Doit-on y voir complicité, complot ou
collusion ? Une petite clarification conceptuelle est peut-être nécessaire
ici afin que les Québécois mesurent les avantages et les inconvénients de
notre structure duelle.
La collaboration est surtout l’action positive de travailler ensemble. Le
mot prend son sens négatif lorsque la personne qui « collabore » le fait
contre les siens, notamment en temps de guerre ou de conflit. Les collabos
sont souvent du côté du pouvoir, des patrons, et acceptent les tâches
ingrates. Contre les collabos, on valorise en général les résistants et les
militants.
En lien avec la collaboration, la complicité est encore plus subtile. Est
complice la personne qui participe à une infraction commise par quelqu’un
d’autre ou un groupe. Dès lors, le complice sait bien qu’il s’agit d’une
faute, d’une action subversive, illégale, mais il accepte de participer au
coup pour des raisons personnelles, à l’occasion en raison de la peur de
représailles. La complicité avec le pouvoir conduit certains politiciens et
fonctionnaires à œuvrer, aux limites de la légalité et de l’éthique, à leur
avancement ou à leurs propres bénéfices personnels. Le fameux scandale des
commandites doit son explication à la collaboration de personnes
intéressées par une cause et ses possibilités pécuniaires. La complicité
peut mettre en péril un projet porteur. On doit préciser que le complot,
qui peut exiger la complicité et la collaboration, est le projet secret
intenté contre la vie de quelqu’un ou la sécurité d’une institution. Le
comploteur connaît son plan et sait ce qu’il doit faire pour arriver, avec
ses complices, à la réalisation de ses fins.
Quant à la collusion, elle ne concerne pas la sécurité mais plutôt les
avantages, souvent financiers, de quelques-uns. Est collusoire une
situation en laquelle secrètement des individus ou des groupes partagent et
organisent le rassemblement, par coïncidence, de leurs intérêts. La
collusion n’est pas toujours visible de l’extérieur et peut parfois prendre
les traits du complot.
L’art électoropolitique de choisir ses espions
Maintenant que nous savons les possibilités qu’offre l’espionnage et que
nous savons également ce qu’est un agent double, lequel peut collaborer,
comploter ou agir par lui-même afin d’assurer le succès de sa mission, il
ne reste plus qu’à nous demander – nous sommes en période électorale -,
quel genre d’espion voulons-nous voir à la tête du Québec pour les
prochaines années ? Les agents doubles au service du renseignement fédéral
ou les espions d’une jeune cause appelée la souveraineté du Québec ?

Dominic Desroches

Département de philosophie

Collège Ahuntsic

-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

Featured 3bc656a157371f8088707f1cd413e7c0

Dominic Desroches115 articles

  • 107 297

Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé