Les F-35 coûteront deux fois plus cher que prévu

La démocratie, une «distraction» dont les Canadiens ne se soucient guère, estiment les troupes de Harper

Ottawa — tendance fascisante


Stephen Harper, de passage à Toronto hier, a accueilli les semonces de Peter Milliken sur la transparence de son gouvernement avec un haussement d'épaules.
Photo : Agence Reuters Mike Cassese


Alec Castonguay, Hélène Buzzetti - Ottawa — Le gouvernement Harper a essuyé hier un troisième revers d'un second arbitre indépendant. Le directeur parlementaire du budget estime qu'Ottawa a grossièrement sous-estimé le coût d'acquisition des avions de chasse F-35. L'opposition y voit une preuve supplémentaire de l'incapacité chronique des conservateurs de gouverner à visière levée. Les troupes de Stephen Harper répliquent que ces reproches sont autant de «distractions» dont ne se préoccupent pas les Canadiens.
Au lendemain de deux jugements accablants du président de la Chambre des communes accusant le gouvernement conservateur de ne pas respecter la suprématie du Parlement, Kevin Page y est allé de sa propre critique, cette fois sur le front militaire. Selon lui, les conservateurs n'ont pas dit la vérité aux parlementaires en prétendant que les 65 avions F-35 qu'entend acheter Ottawa ne coûteraient que 16 milliards de dollars. À son avis, ils en coûteront près du double, soit 29,3 milliards de dollars américains.
M. Page fait un constat sévère. «Il n'y a pas eu d'appel d'offres concurrentiel pour l'achat du F-35. L'Énoncé des besoins n'a pas été rendu public, les capacités de l'appareil demeurent incertaines compte tenu de son état de développement, les retombées industrielles et régionales sont floues et les coûts d'achat et d'entretien à long terme n'ont pas été établis», peut-on lire en introduction.
En ce qui concerne le coût unitaire des avions, Kevin Page affirme qu'il sera d'environ 148,5 millions $US au moment où le Canada achètera ses appareils, entre 2016 et 2022. Le ministère de la Défense parle plutôt de 70 à 75 millions $US par avion. En raison des retards dans le développement du F-35 aux États-Unis, Kevin Page affirme que le Canada n'achètera pas les appareils au sommet de leur production, ce qui en fera grimper le prix.
M. Page confirme en outre qu'annuler la commande et lancer un appel d'offres, comme le réclament le Parti libéral du Canada et désormais le Bloc québécois, n'entraînerait pas de frais d'annulation puisqu'aucun contrat n'a été signé.
En ce qui concerne l'entretien et l'utilisation de l'avion, les chiffres du gouvernement et de Kevin Page varient là encore. Le ministère de la Défense parle de 5 à 7 milliards $US sur 20 ans, Kevin Page de 14 milliards $US. Il étale son calcul sur 30 ans pour tenir compte de la véritable vie utile de l'appareil. Il ajoute 3,9 milliards $US pour la mise à niveau des F-35 au cours de leur vie et 1,7 milliard $US pour la mise en service initiale, pour un total de 19,6 milliards $US sur 30 ans.
Kevin Page prévient qu'il y a «un risque que les coûts augmentent» dans les années à venir, notamment en raison de la réduction possible du carnet de commandes et des problèmes de développement aux États-Unis. «Le degré d'incertitude est particulièrement grand.»
Trop chers
Les partis d'opposition étaient furieux des révélations de M. Page. «Les conservateurs nous ont caché des chiffres. On nous a menti», a dit le député Dominic Leblanc. Le Bloc québécois juge le rapport si accablant qu'il a décidé de modifier sa position. Comme le Parti libéral, il réclame maintenant l'annulation de cet achat. «Ça m'a estomaqué que ce soit le double, a déclaré le chef Gilles Duceppe. Il faut annuler ce contrat, demander qu'il y ait un appel d'offres.»
Le gouvernement a défendu son choix. Le leader en Chambre, John Baird, a soutenu que les militaires «sont prêts à payer le prix ultime» et que s'il en coûtait un dollar par semaine par Canadien pour leur fournir l'équipement nécessaire, «c'est un prix que nous sommes prêts à payer».
Envoyés au front par le gouvernement en fin de journée, les bonzes du ministère de la Défense sont restés sur leurs positions. «Nos chiffres sont les bons. On n'a pas utilisé une tendance historique comme M. Page pour nos évaluations, mais la réalité», a dit Dan Ross, sous-ministre adjoint responsable des acquisitions.
De manière générale, les conservateurs n'entendent pas accorder d'importance aux reproches de Kevin Page, pas plus qu'à ceux de la veille du président Peter Milliken ou à l'opposition qui s'en fait le relais à la Chambre des communes. Ils font le pari que les citoyens n'ont cure des arcanes parlementaires et des arguties sur la transparence démocratique. Leur ligne d'attaque consiste donc à dire que les reproches formulés par l'opposition sont autant de «distractions» visant à dévier l'attention de l'électorat du seul enjeu digne de ce nom: l'économie.
Des «distractions» et des «jeux»
«Cela fait partie du processus pour demander des comptes du gouvernement, et nous acceptons cela, a déclaré Stephen Harper, de passage à Toronto. Mais notre attention ne doit pas être accaparée par les procédures parlementaires. Elle doit l'être par ce qui intéresse les Canadiens et à mon avis, c'est l'économie.»
M. Harper a dit à propos du rapport de M. Page qu'il n'avait pas envie d'embarquer «dans une longue guerre de chiffres». Il a accueilli les semonces de Peter Milliken sur la transparence de son gouvernement avec le même haussement d'épaules. «Nous avons constamment des débats à la Chambre des communes. Le président tranche. Des fois on gagne, des fois on perd. Quand on perd, on se plie à la décision et c'est ce que nous ferons. [...] Nous regarderons quelles informations supplémentaires nous devons fournir.»
Mercredi, le président a jugé que le gouvernement pourrait être reconnu coupable d'outrage au Parlement pour avoir refusé de fournir des informations essentielles aux élus, notamment sur le prix de ses législations, des baisses d'impôt aux entreprises et des F-35.
En Chambre hier, les ministres conservateurs sont allés plus loin, accusant l'opposition de vouloir déclencher une élection inutile au coût de 400 millions de dollars à propos de «distractions».
Les partis d'opposition étaient furieux d'une telle attitude cavalière. «Le ministre a dit à la Chambre que la démocratie est une distraction. Il a dit: "Pauvres petits Canadiens, ils se foutent de la démocratie", a lancé Michael Ignatieff, qui s'est presque fâché au micro avec les journalistes. Eh bien, nous verrons. Je serais ravi de mener une élection sur ce sujet, pour être honnête. Je veux être clair: je ne veux pas d'élection, mais s'ils traitent les Canadiens avec ce genre de mépris, s'ils disent que la démocratie est une petite distraction, que cela n'a pas d'importance pour eux, qu'ils fassent attention!»
Pour Gilles Duceppe, «c'est peut-être le fond de leur pensée. Peut-être que la démocratie pour eux est une distraction». Le chef du NPD, Jack Layton, interprète les réponses de M. Harper comme un signe que le premier ministre «a perdu sa capacité de distinguer le bien du mal». C'est comme si tout ceci n'était «qu'une partie de cartes. Ce n'en est pas une. C'est quelque chose de fondamental».
Le Bloc québécois a réussi à faire adopter sa motion dénonçant l'attitude des conservateurs à 145 voix contre 135.


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