Les vraies origines de l'État providence

L'idée fédérale

Dans son livre, The Fall and Rise of Canada's Founding Values, Brian Lee Crowley avance la thèse que pendant les années 1960, le Canada a rompu avec son passé à cause de deux facteurs. D'abord, l'explosion de l'offre de travail consécutive au baby-boom de l'après-guerre, où le Canada choisit de répudier sa tradition libérale (promarché) pour assumer la responsabilité de trouver des emplois à ce nouvel afflux de main-d'oeuvre. Ensuite, comme deuxième source d'expansionnisme d'État, le séparatisme au Québec où, pour apaiser le Québec, le gouvernement fédéral a instauré l'État-providence par ses transferts.
Nous tenterons de démontrer que la montée de l'État-providence a précédé la recherche d'emplois par les baby-boomers; que la poussée des transferts fédéraux a aussi précédé le mouvement séparatiste et s'est avérée plus forte dans d'autres provinces qu'au Québec; et que c'est l'explosion des budgets et des transferts fédéraux qui a favorisé la montée du séparatisme et d'autres politiques coûteuses des provinces bénéficiaires.
Montée de l'État-providence
Le baby-boom a-t-il suscité l'expansionnisme étatique? Le fait est qu'au Canada, la part des dépenses publiques dans le PIB montait plus rapidement dans les années 1950 que dans toutes les décennies antérieures et postérieures. Autre fait à souligner: le Québec a vécu un taux de natalité extrêmement élevé tout au long de son histoire jusque dans les années 1960, sans donner lieu à l'envahissement de l'État avant les années 1950. Le dossier empirique infirme donc la proposition de l'auteur selon laquelle c'est le souci de créer des emplois pour les baby-boomers qui inspirait le gonflement de l'État canadien.
Il faut rappeler que l'après-guerre a été marquée par une transformation radicale de la composition de la majorité votante. Jusqu'après les premières décennies du XXe siècle, de nombreuses restrictions nuisaient à la franchise électorale dans toutes les démocraties, dont le Canada. Les femmes étaient exclues du scrutin; pour voter, il fallait aussi être propriétaire et avoir
21 ans ou plus. Ce qui signifie que pendant plus d'un siècle d'implantation de la démocratie en Occident, le revenu par tête de la majorité des votants s'avérait supérieur au revenu du reste de la population.
Cet état des choses écartait l'hypothèse énoncée par Bastiat, et reprise par Crowley, en vertu de laquelle «tout le monde cherche à vivre aux dépens des autres». En fait, l'expansionnisme étatique après 1950 s'explique d'abord par le souci politique d'offrir des faveurs à une nouvelle majorité montante dotée d'un revenu inférieur à la moyenne, parce plus jeune, composée d'un nombre accru de femmes et moins dotée de propriété. Ajoutons que la diversification grandissante de l'économie suscitait aussi la multiplication des groupes d'intérêt toujours actifs dans les couloirs parlementaires. Le souci politique de créer des jobs pour les baby-boomers n'est venu que plus tard.
Le séparatisme à l'origine des transferts fédéraux?
Qu'en est-il du séparatisme comme déterminant des transferts fédéraux pour apaiser le Québec? Notons d'abord que la péréquation remonte à 1957; le séparatisme, de son côté, n'apparaît comme force politique que dans les années 1970. Autre tranche d'histoire à souligner: il s'avéra que les provinces maritimes furent nettement plus dépendantes des largesses fédérales que le Québec. En 1976, année de la première accession au pouvoir du PQ, la part de la péréquation dans les revenus du Québec s'élevait à 15 %; elle variait de 24 à 34 % dans les Maritimes.
Le montant de la péréquation par habitant dans ces dernières provinces s'inscrivait de 2 à 3 fois au-dessus de celui du Québec. De 1976 à 2005-06, il était multiplié par 3,9 au Québec, et par 4,7 à 6,0 dans les Maritimes. La thèse de l'auteur, selon laquelle le séparatisme amena le fédéral à renier ses principes libéraux pour le gonflement de ses budgets et de ses transferts, ne tient pas empiriquement.
L'étatisme, plus fervent au Québec
Crowley n'a pas tort de rappeler que la foi dans l'État s'est implantée plus universellement au Québec dans les années 1960. Avant 1960, notre conscience sociale reposait davantage sur les règles de notre Église autoritaire que -- contrairement aux assertions de Crowley -- sur l'adhésion à un gouvernement limité et à la règle du droit. Pour la grande partie de notre histoire, nous avons évolué, d'abord sous «l'ancien régime», puis comme minorité dans un milieu rural.
Dans le prolongement de nos origines françaises, nous étions plus portés à croire en un encadrement bureaucratique créé d'en haut, qu'en un ordre social spontané issu des interactions communautaires. Avec l'industrialisation de la province après les premières décennies du XXe siècle, il devenait naturel d'opter pour un autre régime autoritaire, cette fois incarné dans l'État. Les faits historiques n'en confirment pas moins que ce n'est pas le séparatisme qui a suscité l'explosion des budgets et des transferts fédéraux.
Inversion des causes
Crowley souligne à bon droit que l'économie du Québec a connu un recul grandissant par rapport au reste du Canada au cours du dernier demi-siècle, lorsqu'on mesure l'écart par la croissance économique globale, par la baisse relative de la population et de l'emploi. L'auteur erre cependant en concluant que le revenu par habitant a décliné au Québec relativement au reste du Canada. Le fait est que l'économie du Québec est une économie ouverte; les révisions régionales dans l'économie intégrée qu'est le Canada se font donc par la mobilité des gens plutôt que par les variations interrégionales du revenu par habitant.
Si le revenu par habitant baisse dans une province, les gens quittent cette région. Et ce processus de migration se poursuit jusqu'à ce que le revenu réel par habitant converge dans toutes les régions. Cette conclusion s'avère valide dans toutes les économies nationales intégrées que nous avons étudiées, dont les États-Unis, l'Angleterre, la France et le Canada. Ainsi, il est vrai qu'en ce qui concerne le PIB nominal par habitant, le Québec est en recul d'environ 15 % vis-à-vis de l'Ontario, mais le coût de la vie s'inscrivait en 2006 à Montréal à 14,6 % en dessous de celui de Toronto.
Montée du séparatisme
En dépit de sa piètre croissance globale, le bas niveau du coût de la vie compensait parfaitement le faible niveau du PIB nominal par habitant du Québec. L'émigration des uns a servi à maintenir au Québec un revenu réel moyen identique au reste du Canada.
Ce qui signifie d'abord que la péréquation n'a aucun fondement puisque le revenu réel moyen converge dans toutes les régions. Ce qui signifie aussi que les résidants immobiles d'une province ne portent pas le coût intégral des politiques de leur gouvernement. La menace séparatiste n'affecte pas plus le revenu réel des Québécois que celui des habitants des autres régions. Contrairement à l'hypothèse de Crowley, ce n'est pas le séparatisme qui a suscité l'expansionnisme d'État; c'est plutôt l'inverse. C'est l'explosion des budgets et des transferts fédéraux qui a favorisé la montée du séparatisme et des autres politiques coûteuses des provinces bénéficiaires.
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Jean-Luc Migué, Économiste à l'Institut Fraser
Gérard Bélanger, Professeur titulaire au département d'économie de l'Université Laval


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