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Le milieu québécois de la musique classique est le théâtre d'une véritable canonisation: celle de l'oeuvre d'André Mathieu sous le leadership du pianiste Alain Lefèvre. Les lecteurs du Devoir en auront eu un avant-goût à travers les faits saillants rapportés par Christophe Huss. Le passage d'Alain Lefèvre à l'émission Tout le monde en parle, le documentaire Alain Lefèvre signe André Mathieu et la publication d'une biographie signée Georges Nicholson ont ponctué le mois qui s'achève. Et l'apothéose survient ces jours-ci avec le film scénarisé et réalisé par Luc Dionne, L'Enfant prodige, qui prenait l'affiche hier. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la conviction d'Alain Lefèvre quant au génie de Mathieu s'appuie sur un battage médiatique rarement vu sur notre scène classique.
Jusqu'à tout récemment, autant pour les mélomanes que pour les historiens, André Mathieu (1929-1968) était un pianiste d'exception dont la vie s'était couverte sous des oripeaux tragiques: après avoir obtenu la reconnaissance internationale en étant surnommé le «Mozart canadien», son talent s'est décliné sous le signe des pianothons et de l'alcool. Il était aussi le fils d'un compositeur d'exception, Rodolphe, dont la modernité sous l'influence des avant-gardes européennes a été créditée par la grande majorité des musicologues.
Longtemps négligée, la composition est l'autre versant de l'activité d'André Mathieu. Il débute en très bas âge (sous l'assistance du père) une oeuvre qui se consacre surtout au répertoire pianistique. Son oeuvre la plus connue est son Concerto de Québec (Concerto no 3), auquel s'ajoute maintenant le Concerto no 4 que Lefèvre défend avec acharnement.
Exemple de détermination
L'exemple de détermination que nous livre Alain Lefèvre doit être salué: pallier un manque évident de reconnaissance se justifie amplement dans le cas de Mathieu. En fait, le travail auquel s'adonne Lefèvre porte un nom en histoire: la réhabilitation. Alors que le répertoire classique s'est pendant longtemps limité aux figures consacrées et rassemblées dans une forme de canon exclusif, l'arrivée en scène de nouvelles manières d'envisager l'histoire a suscité un intérêt pour des figures autrefois minorées.
L'importance accordée aux compositeurs cesse de se déployer selon un schéma évolutionniste; des compositeurs sont alors rétablis, en témoignent des exemples comme Milhaud, Poulenc, Hindemith et Chostakovitch. Au même titre, André Mathieu est remis à l'honneur dans les livres d'histoire et dans le répertoire.
Toutefois, le discours sur André Mathieu croise d'autres aspirations, comme le montrent les arguments utilisés par Lefèvre, Nicholson et bien d'autres. On nous parle d'un génie d'ici et d'une «injustice» qu'il faut réparer — en ce sens, le travail artistique se veut réparateur à partir d'un moment ciblé comme carencé, ici le rejet de son oeuvre par l'OSM et Wilfrid Pelletier.
Ce qui sert de ciment à cette valorisation nationale repose aussi sur une argumentation culturelle, pour ne pas dire nationaliste: André Mathieu aurait composé une musique qui nous ressemble, bref qui célèbre la beauté du Québec et sa grandeur culturelle, de sorte que la grandeur artistique de Mathieu rencontre la grandeur québécoise. Ce discours n'est pas sans rappeler des processus de canonisation maintes fois observés par le passé. C'est ici que Nietzsche s'avère utile, puisque l'idée de génie telle que promue par Lefèvre joue sur le registre de la monumentalité culturelle.
Rattaché à l'Université de Bâle à titre de professeur de philologie classique, Nietzsche publie ses Considérations inactuelles I et II à l'hiver 1874. Tandis qu'il s'abreuve aux cercles wagnériens de l'oeuvre d'art de l'avenir (le soutien de Wagner lui est indispensable en ces années), La Naissance de la tragédie est derrière lui. Si son oeuvre la plus imposante reste à venir, ses premières Considérations inactuelles n'en annoncent pas moins son style abrasif et son projet de refonte des valeurs occidentales. La Considération qui nous intéresse pour comprendre la canonisation d'André Mathieu, soit la seconde, apparaît sous le sous-titre «De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie».
Nietzsche entame sa réflexion sur une conception plutôt binaire, soit l'opposition entre passé et présent, qui se transforme en une dichotomie entre histoire et action. C'est que Nietzsche a tôt fait d'identifier un symptôme dans la culture allemande de son temps: ce qu'il appelle la «fièvre historienne», à savoir une situation qui valorise la culture historique, à tel point que le passé est ressenti comme un fardeau chez les vivants. Nietzsche développe ici deux catégories dont l'apport sera fondamental dans sa pensée subséquente: la dégénération comme mal à combattre et la vie comme solution à l'enflure historienne.
Dès l'ouverture de la seconde des Considérations inactuelles, le constat est précisé en termes simples: «Dès qu'on abuse de l'histoire ou qu'on lui accorde trop de prix, la vie s'étiole et dégénère.» En somme, l'attraction historique en arrive à paralyser la vitalité du moment présent si ce dernier est constamment comparé aux réalisations passées.
Nietzsche distingue alors trois types d'histoires: la monumentale, la traditionaliste et la critique. On devine facilement la polarisation que sous-tend une telle catégorisation: l'histoire monumentale sera décriée pour ses effets néfastes, là ou à l'autre extrémité se situe une histoire critique qui corrigera le tir. L'histoire monumentale, c'est celle des grands hommes sur lesquels capitalise le moment présent: les héros nationaux ont pour fonction de nous guider vers de nouvelles conquêtes au sein du destin national.
En ce sens, l'histoire monumentale est une réduction effectuée à la lorgnette du présent qui juge les grandeurs admissibles pour le récit officiel. Il s'ensuit une histoire où «les grands moments de la lutte des individus forment une chaîne continue». La métaphore de la chaîne continue se double de l'image de la cime qu'offre chaque montagne: l'histoire est faite de stratifications desquelles ressortent les grands personnages incarnant les sommets de l'accomplissement humain. Une telle histoire a pour fonction d'inspirer les vivants, de leur faire croire à l'idée que la grandeur peut se prolonger dans le présent. Nonobstant bien des différences, on pourrait songer au rôle qu'occupent René Lévesque et Félix Leclerc dans notre récit national.
Mais Nietzsche ne s'arrête pas là. L'histoire monumentale est problématique dans la mesure où elle évacue la fidélité au passé. Ce sont les effets qui comptent, et cela, au détriment des causes réelles, nous dit Nietzsche. Comme la duplication des modèles vertueux est priorisée, l'histoire se déploie sous le signe d'«une collection des "effets en soi"». Cela dans le but évident que l'adhésion aux héros du passé soit spontanée, c'est-à-dire que l'histoire monumentale émerveille les vivants et génère le présent.
Les célébrations entourant les anniversaires de naissance et de mort de Beethoven, au XIXe siècle, témoignent de cette attraction, un cas que le musicologue Alexander Redhing a analysé dans son livre de 2009, Music and Monumentality. Beethoven signifiait pour la culture allemande romantique le moment fondateur; chaque compositeur voulait se présenter comme son digne successeur pour ainsi perpétuer son modèle et s'assurer une place au panthéon artistique.
Avec Beethoven, l'idée d'un art monumental révèle sa fonction: il s'agit d'immortaliser l'artiste de telle sorte que sa grandeur soit à l'image de la grandeur nationale. Les cimes des montagnes sont alors à l'image du canon musical évoqué précédemment: les grandes figures ont droit de cité alors que les autres sont rejetées par manque d'attrait historique. L'obligation morale que se donnent les vivants rencontre comme ultime étape la monumentalisation de l'artiste d'exception.
Problèmes d'aiguillage
La canonisation d'André Mathieu se joue sur un processus culturel similaire, à ceci près que nous sommes au XXIe siècle. En fait, l'argumentation carbure à une forme de monumentalité qui résulte en une fusion entre Mathieu et le génie québécois: l'adhésion doit être spontanée dans le modèle que son exemple recèle pour notre culture. D'où l'idée selon laquelle Mathieu serait l'expression idéale du génie romantique à la québécoise. Nous sommes en présence d'un parfait exemple de la forme monumentale que revêt notre histoire lorsqu'il s'agit d'en célébrer les réalisations culturelles. Or, si c'est une chose de réparer l'erreur qui a été commise dans le cas d'André Mathieu, cela en est une autre d'insister sur un génie dont l'exemple serait salutaire.
Si on poursuit la réflexion de Nietzsche, le problème d'aiguillage se situe dans l'idée de génie, catégorie historique qui repose sur des codes culturels spécifiques. Tout le monde reconnaîtra que l'idée de don exceptionnel sied au talent précoce du jeune Mathieu. Mais le génie discuté ici est celui créateur, et en pareil cas l'originalité est l'un des traits généralement rattachés à l'artiste d'exception. Or plusieurs constatent dans ses oeuvres les emprunts glanés à droite et à gauche, chez Rachmaninov entre autres.
Ainsi, il fait sens de rapporter Mathieu dans le courant des «néo» (néoromantique étant une étiquette qui colle à la fois à son style concertant et à son travail mélodique). S'il appartiendra aux musiciens et musicologues de fouiller en profondeur ses partitions, son oeuvre compositionnelle n'en demeure pas moins circonscrite par le répertoire qu'il maîtrise en tant que pianiste. De plus, il convient de séparer ce qui appartient à Mathieu des interventions extérieures, par exemple tout le travail réalisé par Gilles Bellemare.
On nous dit aussi que son oeuvre serait l'expression d'une musique romantique à la québécoise. Ici, rien n'est moins évident. De même que le génie appartient à un moment historique précis, de même le romantisme musical est déterminé par un cadre culturel. L'intérêt de Mathieu à titrer ses oeuvres en fonction de la géographie québécoise s'avère réel (Laurentienne et Mistassini, par exemple). Toutefois, l'expression d'une musique classique que l'on pourrait qualifier de québécoise tendrait davantage à se réaliser dans l'appartenance culturelle du compositeur que dans les sonorités qu'il choisit, d'autant que Mathieu forge son style à travers les idiomes issus de la musique romantique.
L'adéquation génie, romantisme et Québec souffre donc de plusieurs difficultés. Dans la logique de Nietzsche, le cas André Mathieu est priorisé pour les effets qu'il engendre, de telle sorte que l'émerveillement puisse tourner à fond.
Un tremplin
Nietzsche aurait pu aussi tabler sur la difficulté qui ressort de cette canonisation: l'histoire monumentale qui est le plus souvent déployée au Québec se trouve en chanson avec Leclerc, Vigneault, Léveillée, Lévesque, Julien, Dufresne, etc. Dans la monumentalisation de la musique classique d'ici, André Mathieu sert de tremplin, mais l'image projetée accuse un manque évident: le tableau doit être complété de compositeurs comme Claude Champagne, Pierre Mercure, Serge Garant, François Morel et Claude Vivier. Parmi ces pionniers de la musique moderne telle qu'elle s'est composée au Québec se trouve aussi Gilles Tremblay, à qui l'Assemblée nationale du Québec rendait hommage le 13 avril dernier.
Ainsi, si Nietzsche avait à commenter la canonisation d'André Mathieu à l'aune du discours monumental qui lui sert de levier, il dirait certainement que les arguments utilisés pour célébrer le génie de Mathieu trouvent comme conséquences logiques l'appui et la célébration des grands artistes d'aujourd'hui.
S'il y a eu erreur par le passé, c'est au moment présent qu'il faut agir et corriger le tir. La question se pose donc à savoir quand l'oeuvre des compositeurs d'aujourd'hui sera tout aussi bien défendue et jouée dans nos salles de concert. À moins que le principal intérêt ne réside dans la monumentalisation de la culture...
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Danick Trottier - Musicologue, l'auteur finalise un stage postdoctoral à l'Université Harvard. Il y a enseigné un séminaire sur les processus de canonisation en musique.
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Monumentaliser la culture québécoise
Qu'aurait pensé Nietzsche de la canonisation d'André Mathieu ?
Livres - revues - 2010
Danick Trottier1 article
Musicologue, l’auteur finalise un stage postdoctoral à l’Université Harvard. Il y a enseigné un séminaire sur les processus de canonisation en musique.
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