La réaction de Pierre Bourassa à la dernière chronique de Me Néron est de celles qu’on pouvait craindre. Car dans ce texte, Me Néron semble reprendre une fausse assertion selon laquelle, du fait d’un enseignement complaisant de la part d’une Église catholique alliée des autorités britanniques, les Canadiens-Français auraient été conditionnés à faire preuve de lâcheté et de veulerie. Dire cela, c’est faire fi d’une réalité historique beaucoup plus complexe.
Jusqu’au 20e siècle, l’Église n’a certainement pas affaibli les Canadiens-Français, au contraire, elle leur a permis de se doter d’institutions nationales capables de nourrir et de structurer leur identité. Il faut savoir qu’en 1763, la seule liberté qui nous restait était celle de pratiquer notre religion dans un empire pourtant farouchement anticatholique. Cela explique pourquoi la confessionnalité servira de base à nos institutions nationales : elle nous donnait la possibilité de mettre sur pied des structures sociocommunautaires (toute une société en fait) qui soient à notre ressemblance. Avec le respect de notre langue, pour lequel nous ne cesserons de combattre, et la préservation de nos lois françaises, cette confessionnalité constituera le meilleur rempart de notre vie nationale.
L’obéissance à une Couronne britannique garante de notre confessionnalité devenait ainsi un choix politique assumé. Nos élites nationales considéraient avoir besoin de la protection des britanniques pour éviter une annexion aux États-Unis, mais aussi pour contenir, parmi les leurs, les éléments les plus progressistes (les chefs patriotes) qui cherchaient à faire naître un Canada républicain et bilingue. On peut facilement comprendre qu’une annexion américaine nous eût menés à une louisianisation, mais on préfère généralement ignorer que l’aventure patriote nous condamnait aussi à l’assimilation.
Loin d’être des moutons, les Canadiens-Français ont su gagné, par une obéissance calculée à l’autorité britannique, le temps nécessaire pour consolider une singularité socio-culturelle incontestable et ainsi assurer l’avenir de leur nation.
Les propos de Me Néron ne sont pourtant pas faux. L’Église accorde bien, comme toutes les religions du livre, une grande place à l’obéissance. Elle a toujours su composer avec les pouvoirs civils et orienter, selon ses intérêts, le comportement des fidèles envers ceux-ci. Cependant, dans le cas des Canadiens-Français, Me Néron omet de préciser que l’incitation de l’Église à un fédéralisme « bon-ententiste » ou « à-plat-ventriste » (et aussi à l’accueil inconditionnel de l’Autre), ne concerne de fait que le 20e siècle.
Il faut savoir qu’à partir de la fin du 19e siècle, l’Église catholique atténue son opposition au républicanisme et au libéralisme. Elle voit aussi les lois anticatholiques anglaises disparaître. L’Église redessine alors une géopolitique très favorable aux Églises anglo-saxonnes qui ne laisse plus beaucoup de place à la singularité canadienne-française hors Québec ou l’Acadie. Cette décision modifiera sensiblement le lien organique qui unissait l’Église aux Canadiens-Français. Et s’il fallait donner une date, c’est probablement 1915 qui marque le basculement, alors qu’on crée le diocèse de Winnipeg (anglais) à même celui de Saint-Boniface (français) ruinant ainsi l’avenir de ce dernier; une décision qui avait été déjà précédée du discours de l’évêque de Westminster au Congrès eucharistique de Montréal en 1910.
On se souvient que ce prélat avait alors émis le souhait que l’anglais devienne la langue de l’apostolat de l’Église en Amérique. Les évêques canadiens-français avaient fièrement répondu, par la bouche d’Henri Bourassa, que les Canadiens-Français avaient sacrifié plus que quiconque à la propagation de la foi catholique et qu’en conséquence, ils méritaient un minimum de reconnaissance et de respect. Bourassa terminait ainsi son discours : « Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; […] mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre ! »
Malgré cela, on n’aura plus d’autres instructions de Rome que de calmer le jeu, que de réfréner les visées politiques des Canadiens-Français. Et tout clerc soupçonné de nationalisme, ou qui n’aura pas fait amende honorable, sera écarté des postes d’autorité.
Jusqu’à la Crise de 1929, cela n’aura pas beaucoup d’impact; la vigueur du nationalisme des générations nées dans la deuxième moitié du 19e siècle étant encore inaltérée. Les années 1910 et 1920, où ces générations sont les plus actives, constitue d’ailleurs un sommet dans notre vie nationale qui voit, entre autres, le début d’une prise en main de la Province de Québec en tant qu’État national au service des Canadiens-Français (notamment la création des HEC (dénationalisée en 1970) ou celles des Écoles des Beaux-Arts de Québec et Montréal (disparues en 1969)). Mais dès les années 1930, nos collèges classiques et nos universités ne formeront plus que des élites dénationalisées (ou fatalistes à la Séguin) et donc très réceptives aux idéologies diversitaires de leur temps.
C’est dans ce contexte-là que seront éduqués ou influencés par des clercs soi-disant avant-gardistes, les Trudeau, les Lévesque, les Claude Ryan, les Guy Rocher, tous les futurs penseurs du post-nationalisme à la canadienne (le multiculturalisme) ou à la québécoise (la québécitude) et qui auront comme principale résultante l’éradication de la trop subversive nationalité canadienne-française.
<Bien sûr, d’autres facteurs aggraveront la dénationalisation de l’Église et de nos élites : les besoins immenses engendrés par la Crise, les horreurs de la Deuxième Guerre, le personnalisme chrétien qui plaidait pour une désinstitutionalisation de l’Église, et jusqu’au Concile Vatican II qui bouleversera nos antiques rites liturgiques.
Une chose est sûre, en 1967, la table était mise pour la grande mutation de la québécitude. Tout comme le cardinal Léger qui quitte ses fonctions pour s’adonner à des bonnes œuvres, notre Église se retire dans ses pays de missions et abandonne à l’État québécois la majeure partie des institutions qui structuraient le Canada-Français. L’Église se détourne dès lors du sort de la société canadienne-française qu’elle confie à ceux-là même, ces élites, fédéralistes ou souverainistes, qu’elle a instruites dans la hantise du nationalisme, dans la hantise d’un Canada-Français politique.
50 ans plus tard, le mal est fait. Les jeunes Canadiens-Français se disent tous « Québécois », mais sans que cela ne nourrisse un quelconque nationalisme. Ils se mobilisent certes, mais pour des libertés individuelles ou pour sauver la planète. Quant aux vieux militants, à défaut de souveraineté et bientôt de parti, ils ne font plus que chiquer la guenille du conformisme laïciste contre les derniers symboles identitaires canadiens-français. À force de vivre de concepts désincarnés, jeunes et vieux ne savent plus ce qu’est un État, ni même ce que faire Nation veut dire.
Vous rendez vous compte? Nos ancêtres sont vraiment « partis de rien ». Ils n’avaient rien d’autre que la conscience de leur dignité nationale. Elle leur était rivée au cœur à tel point qu’elle allait nourrir deux cents ans de lutte résolue et héroïque contre le plus grand empire que la Terre ait porté. Grâce à elle, grâce à eux, nous allions enfin triompher de la Conquête. En 1967, nous réclamions la Province of Quebec pour en faire notre État national, nous allions faire reconnaître un Canada-Français politique qui puisse nous servir et nous défendre. Mais la libérale québécitude est venue pour nous faire rentrer dans le rang canadian à force de défaites et d’acculturation.
En 50 ans à peine, ce sont nous, Québécois, qui sommes maintenant « dressés à l’obéissance aveugle » aux variations diverses d’un libéralisme mondialisant. Si bien dressés que nous ne connaissons rien d’autre. Alors, je vous en prie, cessez-donc de médire nos ancêtres et regardez-vous enfin pour ce que vous êtes devenus.
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3 commentaires
Me Christian Néron Répondre
29 mars 2019Je n'ai jamais eu l'idée de médire des Canadiens français et de les faire passer pour des moutons.
Ils n'ont pas été conditionnés à faire preuve de lâcheté et de veulerie.
L'Église a joué un rôle majeur en éducation. C'est elle qui a maintenu le flambeau de la civilisation au Canada.
Mais elle a aussi commis des erreurs.
Tout le monde en fait. Certains en font même plusieurs par jour.
Il m'apparaît toutefois que les Canadiens français ont été dressés à l'obéissance aveugle. C'est regrettable !
Chacun devrait être formé à l'idée, qu'en dernier ressort, il ne doit obéir qu'à lui-même : ni à la reine, ni au pape, ni aux évêques, ni au fédéral ni à la Cour suprême, mais qu'à lui-même. C'est la seule façon pour un être humain d'assumer ses responsabilités et des rester maître de sa destinée !
Éric F. Bouchard Répondre
31 mars 2019Ce texte s’adressait non pas à vous mais à ceux qui, à la lecture de votre étude, seraient tentés de condamner en bloc l’œuvre de l’Église au Canada-Français et, par conséquent, favoriser une dépréciation de notre nationalité historique qui lui est intimement liée. On ne fait pas œuvre constructive si on amalgame l’église canadienne-française qui, par devoir, encadre et structure notre nation pendant 200 ans et l’église «canadianisée» qui, pour des raisons idéologiques et géopolitiques, fait défaut aux Canadiens-Français en favorisant le fédéralisme et le multiculturalisme (canadian ou québécois) au cours du 20e siècle.
Si on ne distingue pas les motivations des hommes et des femmes qui ont respectivement animées ces deux « églises », on ne peut rendre compte ni de l’extraordinaire dynamisme qui est le nôtre jusque dans les années 1930, ni du rare phénomène d’acculturation qui frappe notre intelligentsia après la guerre et qui s’aggrave depuis. En se démantelant au profit d’un État porteur de la québécitude progressiste et post-nationale au tournant des années 1970, l’Église nous a sciemment dépossédés de nos institutions nationales et nous a fermé l’accès à notre cadre symbolique traditionnel.
Si vous me suivez, vous comprendrez que, pour ma part, ce dont nous souffrons est moins de déficience ou de défauts qui seraient fruits d’un conditionnement à l’obéissance, que d’une dévalorisation conditionnée de tout référent ethnique dûment partagé et célébré. En québécitude, c’est la dimension de l’existence collective fondé sur l’Histoire et la Culture qui nous échappe, nous rendant ainsi si vulnérables aux modes ou aux idéologies et donc, si peu maîtres de notre destin.
Gilles Verrier Répondre
26 mars 2019C'est la «québécitude» libérale qu'il faut questionner pour comprendre le déclin de la cause nationale. Votre article voit dans le libéralisme croissant de l'église de Rome une source intellectuelle chez les Canadiens-Français du multiculturalisme canadian et québécois, ce dernier sous la forme d'une ré-écriture de l'histoire, qui prendra pour nom la québécitude. Il faut vous donner le mérite de sortir la recherche des causes du délitement national dans la seule critique du passé récent. Il faut se livrer à un travail d'approfondissement indispensable auquel contribue également Me Christian Néron. Les partisans de la québécitude ne peuvent plus garder la réflexion dans le cadre étroit d'un "référendisme" qui le disputerait à un "étatisme". Le passage de nos institutions du clergé à l'État a été, comme vous l'illustrez par quelques exemples, l'occasion d'une dénationalisation complète de nos institutions nationales, pratiquement achevée aujourd'hui. Si la critique du référendisme est justifiée, j'estime qu'il est abusif d'en faire la cause de nos échecs. Et pas plus sérieux de se vouer à un autre fantasme, celui de faire de la construction graduelle de l'État du Québec notre planche de salut. Il faut mettre le holà à ce tournage en rond. Il est clair, comme je l'ai soutenu ailleurs, que l'État du Québec n'a jamais été un état national et que la majorité francophone demeure, au Québec même, une "minorité politique" qui n'a jamais trouvé son compte, peu importe le parti au pouvoir. L'heure n'est donc pas à la formation de mouvements et de partis politiques. L'heure n'est pas davantage au renvoi de la balle entre des causes trop superficielles pour être réelles : le référendisme et l'étatisme. L'heure n'est pas, en somme, aux ambitions politiciennes accommodantes mais à la compréhension des causes d'une déchéance politique qui s'accélère depuis la création du Parti québécois.