Monsieur le Ministre de l’Éducation,
Nous sommes frère et soeur issus d’une famille et d’une culture humanistes. Nous sommes d’une mère professeure de français et d’un père d’origine française venue s’installer ici pour l’étendue du pays, pour la liberté et pour la solidarité de notre peuple. Nous avons été tous deux fiers d’appartenir à cette société distincte en Amérique qu’est le Québec. Mais voici que nous sommes inquiets pour cette culture humaniste que nous chérissons. Le gouvernement libéral abat un par un des pans de ce qui a fait de notre nation une demeure particulière en Amérique. Et nous nous inquiétons ici de la réforme de l’éducation à venir. Nous interpellons donc ici le ministre Yves Bolduc pour qu’il ne mette pas en pièces la culture générale et humaniste que peut encore livrer le système d’éducation collégiale.
De fait, l’une des suggestions du rapport Demers est d’« amorcer une réflexion sérieuse sur une évolution de la formation générale à l’intérieur du DEC », et cela, notamment « pour qu’elle soit en phase avec les enjeux du monde contemporain ». Or, il nous semble que la formation générale doit au contraire s’attarder à des « considérations inactuelles » qui permettent aux futurs citoyens de se décentrer de la réalité dans laquelle ils se trouvent, pour embrasser d’une façon plus large ce qui fait la richesse de l’humaine condition.
L’intégration de disciplines « hors champ », comme la littérature et la philosophie, est nécessaire pour créer une ouverture d’esprit enrichissant le rôle du travailleur. En adaptant un système d’éducation aux demandes du marché et en réduisant l’importance de la formation générale, on tuerait dans l’oeuf l’effervescence et la créativité nécessaire à notre main-d’oeuvre dynamique. Une solide formation en littérature et en philosophie donne des outils conceptuels importants dans le développement de l’intelligence créative de notre population.
Aussi, plutôt que de décentrer l’offre de la formation générale au niveau des cégeps particuliers, comme le préconise le rapport Demers, on risque de voir dans les faits les cours de littérature et de philosophie être progressivement rongés par les exigences des formations spécifiques. En donnant une éducation commune à tous les étudiants du cégep, la formation générale est un facteur de liaison sociale, elle peut jeter les bases d’une culture commune, enrichie par les différences de ses individus. Il est important, pour une culture minoritaire comme celle du Québec, de retrouver un certain nombre de legs culturels communs.
Pour accomplir son rôle dans la formation de citoyens, la formation générale ne peut pas et ne doit pas être assujettie aux exigences du marché, mais bien rester et devenir encore plus universelle et riche d’un langage et d’une culture commune significative. L’une des finalités de l’éducation est certes de fournir une main-d’oeuvre bien qualifiée par rapport aux secteurs économiques en croissance, mais il ne faut pas qu’elle soit la seule finalité. Cette époque offre avec toujours plus d’efficacité des objets de consommation aux individus, mais ceux-ci ne doivent pas devenir de simples consommateurs-producteurs. Enfin, bien donnés, les cours de philosophie et de français permettent à l’esprit de se ressourcer dans une culture nettement moins périssable que les nourritures de notre monde consumériste… Nous avons besoin de cette culture générale partagée si nous voulons rester des humains dignes.
Il est vrai qu’une telle culture peut contribuer à alimenter la critique sociale. Mais la critique est aussi un facteur de progrès, et un peuple mû par une culture humaniste ne fait pas que contester, il s’intéresse davantage à l’art, il consomme de façon plus responsable, il s’associe pour mener à bien des projets communs et il reste attaché aux valeurs d’équité et de liberté. Bref, il serait bien dommage qu’on sacrifie notre culture d’Amérique si particulière et prometteuse sur l’autel d’une réforme de l’éducation inspirée par une vision trop étroitement utilitaire et décentralisatrice.
Monsieur le ministre Bolduc, le démantèlement de la formation générale accélérerait l’étiolement de notre culture humaniste. Justine habite maintenant au Danemark parce qu’elle y retrouve confiance en l’avenir ; parce que la politique là-bas se fait à travers le dialogue et pour la social-démocratie ; parce que les Danois font une grande part de différence entre formation et éducation, le premier étant pour le marché du travail et le deuxième pour la vie. Elle habite au Danemark parce qu’elle veut que ses enfants aient accès à une vraie et riche éducation à la vie et afin qu’ils ne soient pas uniquement des machines formées pour la rentabilité des industries. Pour ma part, j’hésite à élever un autre enfant dans une province sans âme qui continuerait à se déresponsabiliser par rapport à l’environnement et à la misère humaine.
LETTRE À YVES BOLDUC
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