Quand Paul Desmarais naît, à Sudbury, en 1927, la première radio francophone du Nouveau Monde (CKAC) a cinq ans et les journaux dominent l’information. Le multimilliardaire décédé la semaine dernière laisse un empire (Power Corporation) où les plateformes multimédias hyperconcentrées rapportent encore et toujours en capital symbolique, servent encore et toujours à diffuser des idées et des valeurs, à commencer par celles des puissants, évidemment.
Reprenons, en trois temps :
1. Le déclin de la presse. La presse occidentale connaît son dernier âge d’or à la fin des années 1920, après un siècle de développement fulgurant. Le Canada compte alors près de 140 journaux. Il en reste une centaine maintenant, tous obligés de se définir dans un univers médiatique en complète mutation. Paul Desmarais acquiert CKAC et La Presse en même temps qu’un tas d’autres entreprises (des pistes de courses, des fabriques de meubles) au milieu des années 1960. Cet homme d’affaires ne bâtissait pas : il investissait les entreprises des autres.
La télé est alors en noir et blanc. En plein centre-ville de Montréal, en 1968, les oreilles de lapin permettent de capter cinq chaînes anglophones ou francophones, dont la toute nouvelle Radio-Québec. Ce média, câblé et satellisé, est devenu impérial. À elle seule, l’Europe, où s’active de plus en plus Power Corp, compte maintenant plus de 7000 stations, en rajoute 250 par année. Gesca, le bras médiatique de la multinationale fédère sept quotidiens depuis une décennie. Tous sont impliqués dans une grande migration vers la grande dématérialisation gratuite de lapresse.ca et de La Presse +. À terme, probablement avant la fin de la décennie, les versions papier, très XIXe siècle, auront disparu et le journal n’existera plus que comme plateforme multimédia en ligne, où elle concurrence la télévision et les autres sites Internet.
2. La concentration des médias. Ce phénomène se caractérise par la réduction du nombre des sources médiatiques et l’augmentation de leur envergure. L’acquisition de La Presse par Paul Desmarais, qui possède déjà trois quotidiens, marque le coup d’envoi de la concentration croissante des médias au Québec, en spirale et en tire-pousse. L’État va progressivement accepter la métamorphose, autre signe du déclin du politique et de l’omnipuissance du marché autorégulateur dans nos sociétés.
Québecor et Gesca concentrent maintenant à eux deux plus de 80 % du lectorat québécois.
Le récent achat d’Astral par Bell a fait gonfler encore davantage l’obèse canadien sur le marché du Québec, vice-champion de la concentration en Amérique du Nord. Il ne semble pas farfelu d’envisager une prochaine poussée de convergence par laquelle Bell avalerait Gesca.
3. La machine idéologique. Souvent, les médias servent à générer des profits. Il n’y a pas de mal à ça, même s’il n’y a pas que ça, évidemment, sinon comment expliquer Radio-Canada, Télé-Québec ou Le Devoir ? L’information demeure une marchandise bien spéciale, surchargée d’importance, dans toutes les sociétés. Paul Desmarais le savait, tout le monde le sait.
Le groupe Gesca doit donc aussi être considéré comme une machine idéologique. Dans l’édition hagiographique publiée au lendemain de la mort du magnat, tous les chroniqueurs de La Presse ont rappelé à quel point ils étaient libres et formidablement chanceux de travailler pour un patron qui ne les contrôlait pas. Certainement, mais avec des nuances capitales. La famille Desmarais n’intervient jamais dans les textes parce que, en gros, tous s’agglutinent autour du centre mou des mêmes opinions socio-politico-économiques. C’est un cliché, mais on peut le répéter : à l’éditorial, chez Gesca, si l’on cause politique nationale, il faut être de stricte obédience nationaliste canadienne, comme au Devoir il faut défendre une option souverainiste.
Cela dit, quelle est l’importance réelle de ces bons vieux magistères dans le nouvel univers médiatique ? Quand Paul Desmarais est né, quand il a acheté La Presse, son opinion éditoriale pesait lourd, très lourd sur la société. Est-ce le même poids idéologique maintenant que l’édito est en concurrence avec mille et une chroniques, des milliers de blogues, des opinions partout, ad nauseam ? Quelle efficacité la vieille fabrique à consensus conserve-t-elle en passant de La Presse à La Presse + ?
La question de la nécessité de cette mécanique se pose encore davantage pour une famille héritière d’un empire mondial. Pour ces surpuissants de Power, une fois décanté l’aspect nostalgique, le Québec se réduit peut-être maintenant à un camp de chasse de parvenus (Sagard) et quelques musiciens à soutenir par mécénat. À une sorte de Sudbury quoi…
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