EXTRAIT
A quatre heures du matin, le 16 octobre, il y a 40 ans, un événement inédit dans l’Occident de l’après-guerre se produit. Au Canada et surtout au Québec, les libertés des citoyens sont suspendues. Quelque 500 Québécois seront emprisonnés pendant en moyenne un mois, pour simple délit d’opinion. Les résidences de 4 600 Québécois seront perquisitionnées, sans mandat, souvent à répétition.
Dans les années précédant et suivant 1970, plusieurs pays occidentaux sont aux prises avec du terrorisme, y compris des kidnappings, y compris politiques. Aucun d’entre eux n’agira de façon aussi liberticide qu’au Québec il y a 40 ans. Deux ans auparavant, de Gaulle affrontait en mai 1968 la plus grande révolte observée en occident. Jamais il n’a suspendu les libertés.
Il est donc important de savoir, avec le recul, qui sont les responsables d’un geste aussi contraire à l’éthique politique. Pour l’essentiel, ils sont trois:
Jean Drapeau, maire de Montréal qui souhaite le retour de la loi et de l’ordre dans sa ville, et l’emprisonnement de ses adversaires politiques de l’opposition, le FRAP — la ville est alors en pleine campagne électorale.
Pierre Trudeau, le premier ministre qui, seul, avait le pouvoir de demander au parlement canadien d’agir de la sorte. J’en parlerai dans le prochain billet de cette série.
Mais qu’en est-il de Robert Bourassa, le premier ministre du Québec. Fut-il victime ou acteur dans cette gravissime affaire. Voici, mis à jour, un extrait du chapitre biographique sur Bourassa (L’éducation politique de Robert Bourassa) de mon livre Le Tricheur.
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Quand l’attaché commercial britannique James Richard Cross est enlevé le lundi 5 octobre 1970 par le Front de libération du Québec (FLQ), le jeune premier ministre québécois, Robert Bourassa, traite l’affaire comme un fait divers.
Chaque semaine dans ses hebdos favoris, L’Express et The Economist, on rend compte de semblables événements, se déroulant dans tel ou tel pays, et on n’en fait pas tout un plat. Il laisse son ministre de la Justice, Jérôme Choquette, s’occuper de l’incident, et part comme prévu le mercredi 7 octobre pour New York où il doit rencontrer des investisseurs.
Bourassa a le sens de la mesure et des priorités. Ceci importe infiniment plus que cela. Bourassa et son équipe de conseillers ont survécu, ces derniers mois, à la course à la chefferie, à l’élection, à la formation du cabinet et à une grève de la construction. L’enlèvement de Cross est une vétille en comparaison de tout cela. Et Bourassa a ce commentaire, à propos des investisseurs: «Que vont-ils dire si je n’y vais pas? Ils vont dire que le Québec n’est pas un endroit sûr, car même le premier ministre a peur de quitter la province.»
Pendant son absence, le ministre fédéral des Relations extérieures, Mitchell Sharp, qui dirige d’Ottawa une partie des opérations, car la personne enlevée est un diplomate, décide d’acquiescer à une des demandes felquistes: la lecture, sur les ondes de Radio-Canada, du manifeste indépendantiste et marxisant du FLQ. Bourassa n’était pas partie à cette décision. Parlant de Trudeau, patron de Sharp, Bourassa dira : «Il a démontré qu’il était prêt à faire des concessions très humiliantes.»
Le PM québécois blâme erronément Trudeau, qui a beaucoup résisté à obtempérer. D’autant que la lecture du manifeste lui semble effectivement indigeste. Trudeau y est traité de « tapette» – et Bourassa de «serin des Simard». Mais il est intéressant d’entendre Bourassa juger Trudeau trop mou.
Le samedi 10 octobre, Bourassa revient de New York. Il reçoit un appel de Jérôme Choquette, qui veut le rencontrer toutes affaires cessantes. Choquette, qui n’a presque pas dormi de la semaine, est au bord de l’effondrement nerveux. La rencontre se déroule dans d’étranges circonstances.
«En arrivant à Montréal, raconte Bourassa, on m’a dit que le ministre de la Justice voulait me parler de toute urgence. La rencontre, je ne sais pas pourquoi, a eu lieu dans le plus grand secret. On m’a emmené, dans une automobile, derrière l’hôtel de ville [de Montréal]. Décor un peu insolite pour une discussion.»
Frappé par le manifeste marxisant du FLQ, Choquette veut annoncer à la télévision ce soir-là la création d’un «ministère de la Paix sociale» qui se pencherait sur les problèmes soulevés par les felquistes. Ainsi amadoués, croit-il, ils relâcheraient leur otage. Bourassa écarte ces «suggestions sans doute un peu curieuses», dira-t-il, et prend les choses en main.
Les mesures de guerre: genèse d’une idée
La séquence des événements menant à la demande de Bourassa d’imposer les mesures de guerre est maintenant bien établie. Julien Giguère, responsable de l’enquête sur l’enlèvement de Cross à l’escouade antiterroriste de la police de Montréal, avait indiqué à ses supérieurs qu’il serait utile de pouvoir arrêter des suspects rapidement, sans mandat, et de les détenir quelques jours. Il serait également utile d’élargir les pouvoirs de perquisitions — plusieurs perquisitions illégales ayant déjà été effectuées par la police dans l’empressement général.
Ses supérieurs au service de police de Montréal, nommément le conseiller juridique Me Michel Côté, identifient la Loi des mesures de guerre comme permettant d’atteindre ces objectifs.
L’argument souvent invoqué par la suite est que, s’il fallait un scalpel, cet outil n’était pas disponible. Seul la scie-à-chaîne de la Loi des mesures de guerre préexistait. C’est exact. Cependant les autorités auraient pu se servir de cette loi pour arrêter le petit nombre de gens dont l’arrestation aurait été, selon Giguère, utile à l’enquête.
Cette discussion est en cours lorsque, toujours le 10 octobre, Pierre Laporte est kidnappé. À partir de ce point, l’attitude de Bourassa est à deux vitesses: l’action et l’image.
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