À genoux devant l'Europe ignoble

Chronique de José Fontaine

Ce qui me frappe au Québec c'est non seulement que l'on veuille l'indépendance mais que, d'ores et déjà, avec les seuls moyens de l'Etat québécois, on ose mener des politiques audacieuses. Je pense aux initiatives prises par Jacques Parizeau, à la veille du référendum de 1995, achetant en masse des dollars et prenant contact avec des généraux canadiens. De par le monde des pays moyens ou petits (l'Equateur, l'Argentine), voire minuscules (l'Islande), se révèlent capables de tenir tête aux financiers détenteurs de leurs dettes d'Etat. Ou, comme l'Islande, refusent de payer les créanciers des banques islandaises. J'avouerai à la fin de cet article que depuis longtemps j'ai une réserve à l'égard de l'indépendantisme québécois, réserve qui se nourrissait de la culture politique de l'impuissance en train de ruiner l'Europe.
Mon vécu d'Européen
Ces pays croient encore que la nation est souveraine. Il semble en Europe que l'on n'y croie plus. Je n'étais pas bien âgé en 1960 lorsque, face à l'échec de la politique de décolonisation belge en Afrique, j'entendis dans mon école, l'Athénée de Dinant, certains professeurs parler de faire de la Belgique, un Etat sous protection américaine, en sauvant les apparences de la souveraineté. La violence avec laquelle, durant les mêmes années, la forte politique d'indépendance de la France du général de Gaulle était critiquée, se fondait sur la volonté de dépasser les nationalismes en apparence, peut-être. Et en apparence aussi (apparence nourrie par les dollars américains), sur la méfiance de certains pays (dont la Hollande et la Belgique), de voir la France prendre trop d'influence dans une Europe à six où son poids politique était déterminant.
A contrario durant l'hiver 1960-1961, c'est bel et bien dans la «petite» Wallonie qu'André Renard donnait à un mouvement de grève d'une ampleur prodigieuse - et qui étonna l'Europe - l'objectif de l'autonomie d'une Wallonie, certes inscrite dans les coeurs, mais qui n'était pas encore une nation. Pendant ce temps, l'Allemagne, accablée par un passé scandaleux, réconciliée certes avec ses voisins du moins occidentaux et du continent, (pas nécessairement avec l'Angleterre), menait à l'ombre du supranationalisme européen, une politique en réalité nationale. Le politologue danois Ulf Hedetoft, quelques années plus tard, caractérisait comme ceci la politique allemande en Europe (1990) : «Le discours suprational et l'idéalisme supranational est le plus prononcé dans le pays (l'Allemagne) qui a le plus profité de l'Europe, comme Etat-Nation; et vice versa. Ce que ceci manifeste, c'est que le supranationalisme et le couple intérêt national/nationalisme sont liés l'un à l'autre non pas comme des éléments opposés mais complémentaires, que le supranationalisme est pièce et partie d'un même discours, national quoique non nationaliste. Ou, pour le dire autrement, un intérêt national donné peut se renforcer par le biais d'une rhétorique qui évite le nationalisme
Le renforcement de l'impuissance à la faveur de la crise
Les lignes décrivant la stratégie nationale de l'Allemagne en Europe, nous les avons publiées en 1996. Les voix qui s'exprimaient en ce sens étaient faibles. L'acceptation (de justesse), de l'Europe de l'euro par le traité de Maastricht en 1992, point de départ d'un accroissement vertigineux de la puissance allemande en Europe, n'a été ratifiée que par une très faible majorité de Français. Elle a, toujours sous le couvert du supranational, redonné à l'Allemagne l'hégémonie en Europe au détriment des Allemands (un grand nombre d'entre eux gagnent 400 € par mois). Dans un ouvrage que je suis seulement en train de terminer, intitulé Après l'euro : les peuples?, Xavier Dupret (par ailleurs très bon connaisseur de l'Argentine), montre que l'adoption d'une monnaie commune forte allait fatalement entraîner les pays autour de la Méditerranée à profiter dans un premier temps de cette force pour consommer, augmentant ainsi les parts de marché de l'Allemagne, et dans un deuxième temps, à la faveur d'autres facteurs encore, se ruer vers leur ruine. L'Allemagne fait de la Grèce un exemple. Elle est soumise à un régime d'austérité punitif qui ne la sauvera pas, mais qui rassure les marchés. Xavier Dupret n'hésite pas à parler d'un retour des pays de la Méditerranée à la situation des pays du tiers-monde avec, déjà, des émeutes de la faim, ceci en pleine Europe!
Une austérité non seulement injuste mais inutile
J'ai été très étonné, jeudi soir, dans une salle du centre de Bruxelles, Espace Marx d'assister à un débat ardu entre Xavier Dupret du (Gresea) et Olivier Bonfond, celui-ci travaillant dans le centre d'études de la FGTB wallonne à Namur, le CEPAG (la FGTB est le syndicat majoritaire en Wallonie). La première image qu'il montrait à l'écran avec son powerpoint, c'était un fleuve immense où naviguaient, au gré d'un fort courant, des bateaux battant pavillon des différents pays européens. Le fleuve menait à une chute d'eau vertigineuse, les bateaux étant précédés par celui de la Grèce. Ce n'est pas le non-payement de la dette publique qui risque de mettre les Etats en difficultés, mais justement le fait de la payer. Le très jeune orateur insista, à l'aide de différents exemples pris dans le monde, sur le fait que la fatalité de la dette publique n'en est pas une, sur le fait que le discours dont ces politiques d'austérité s'accompagnent pour rembourser la dette («nous avons vécu au-dessus de nos moyens»), est parfaitement mensonger. Un Etat comme l'Etat belge a maintenu ses dépenses publiques dans une proportion constante à l'égard du PNB depuis la crise du pétrole fin des années 70. Il est peut-être intéressant de le redire, car tout le monde soit fait semblant de croire le contraire (les dirigeants), soit le croient (les citoyens naïfs).
Cette salle où il m'est arrivé de prendre la parole, était cette fois bourrée à craquer d'un public de tous les âges, filles et garçons venus de la Wallonie et de Bruxelles avec beaucoup d'étudiants du tiers-monde. Lorsque Xavier Dupret a évoqué le sens de la nation et le renforcement de celle-ci en conformité avec la démocratie et la solidarité entre les peuples, j'ai cru - habitué à l'impuissance dont je parlais pour commencer - que ces paroles ne passeraient pas. Mais l'exemple de l'Argentine et de l'Islande et la manière dont il a décortiqué leurs politiques face à la dette publique ou à la crise bancaire et financière, entraînait à cette conclusion. Il a été applaudi, chose incroyable à Bruxelles ou en Wallonie. Les élections au Parlement européen ont lieu en 2014. A celles de 2009, les abstentions représentaient déjà le "parti" majoritaire. Il est possible que ce parti sans nom obtienne cette fois les deux tiers des voix. Le commissaire Barroso dénonce le populisme de Beppe Grillo en Italie (qui rend l'Italie ingouvernable). Ce n'est sans doute pas inexact, mais quand les responsables européens font tout pour supprimer la démocratie, proposent d'enlever aux parlements européens la dernière grande prérogative qui leur reste, à savoir le contrôle du budget, imposent aux peuples des politiques très dures et sans finalité rationnelle, personne n'a plus de leçons à recevoir d'eux. Le populisme, c'est eux qui l'ont déclenché. Ils se moquent des peuples, les peuples leur répondent sur le même ton.
Du jamais vu : Le Monde eurosceptique
Aujourd'hui les élites européennes sont à ce point ébranlées que même un journal comme Le Monde commence à douter. Il écrit que la crise de légitimité politique s'accentue «dans une Europe prisonnière de l'euro.» Et le grand journal français poursuit : «Le Vieux Continent est incapable de remettre à zéro les compteurs de la compétitivité par une bonne dévaluation. Tout débat sur la parité de l'euro vis-à-vis du dollar ou du yuan est proscrit par l'Allemagne. L'ajustement se fait sur l'emploi et provoque un chômage de masse, en Europe du Sud mais aussi en France, où il a retrouvé ses niveaux de 1997. Inexorablement, les talents s'exilent.
C'est l'échec de l'Europe. L'échec de l'euro. Fallait-il signer ce traité de Maastricht (1992), qui tourne au désastre ? Après l'avoir tant défendu, on finirait par en douter. Curieusement, le sujet reste tabou. Dans les années 1990, on vendit la monnaie unique en assurant qu'elle permettrait de lutter contre les prétendues dévaluations compétitives des pays du Sud. Contresens total : la lecture inverse devrait prévaloir. Les dévaluations n'étaient que des bouffées d'oxygène pour compenser ex post le rouleau compresseur de l'industrie allemande. Sans doute aurait-il fallu écouter à l'époque les mises en garde précoces de Gerhard Schröder.» [[Le Monde du 27 février 2013.]]

Le point de vue wallon
D'un point de vue wallon (après tout l'Islande, hors de l'Europe le défend bien, elle son point de vue, pourquoi pas la Wallonie onze fois plus peuplée?), il est encourageant d'entendre de plus en plus souvent que le Parlement wallon fera les frais, lui aussi, de la politique de destruction de la démocratie que veut imposer la Commission européenne à la zone euro. Cela attire l'attention sur cette instance mal connue des Wallons eux-mêmes alors qu'elle détient en réalité une bonne part de leur destin (mais l'oligarchie qui dirige la Wallonie rend complètement opaque le système institutionnel que seuls pourraient comprendre des «initiés»). [[Etinne Arcq, Vincent de Coorebyter, Cécile Istasse, Fédéralisme et confédéralisme, CRISP, Bruxelles, 2012, p.68. J'ai tendance à penser que les auteurs de ce dossier, par le vocabulaire qu'ils utilisent y contribuent grandement. Ils estiment par exemple que la Wallonie est le nom officieux de la Région wallonne et qu'elle n'aurait pas de «nom courant»! Pas mal comme pensée tordue!]]
En presque 50 ans de militantisme wallon, je n'ai jamais entendu qu'une seule objection en vérité contre l'autonomie de la Wallonie : nous sommes trop petits, ce n'est pas à l'heure de l'Europe qu'il faut diviser la Belgique et autres fadaises. Aujourd'hui, cela change : à force de vouloir tout détruire avec les meilleures intentions du monde en apparence, les dirigeants européens vont se heurter à ce qui est aux yeux des peuples non négociable. Ils risquent de voter comme en Italie, car le drame actuel, c'est qu'aucune autorité politique et morale assez forte ne se dresse contre l'Europe pour empêcher qu'elle ne continue à massacrer tout dans cette si grande et si féconde péninsule de l'Asie.
Le soir même de ce jeudi où des dizaines de jeunes applaudissaient au retour de l'Etat et de la nation, le Président wallon Rudy Demotte défendait cette idée simple, apparemment bonne : il faudrait que tous les Etats adoptent la même fiscalité et la même législation sociale (pour éviter les délocalisations). Cette idée simple est mauvaise parce que c'est un voeu pieux, ce type de voeu pieux sur laquelle s'est édifiée l'Europe à force d'écoutes répétées de l'Hymne à la Joie (Alle Menschen werden Brüder) [[Il y a aussi Si tous les gars du monde voulaient se donner la main. L'Hymne à la joie est l'hymne européen, on ajoute parfois «national».]]. Il y a d'ailleurs dans cette hymne qui est effectivement un hymne à l'Unité une musique qui dit en quelque sorte que l'unité n'existe pas en fonction de la fusion de ses futures parties, mais au contraire qu'elle s'effectue grâce à l'approfondissement des différences. L'Europe a voulu rejeter la guerre en confondant celle-ci avec l'exaltation des différences, alors que, au contraire, la violence abolit les distinctions, est la mère de l'indifférenciation. C'est le conflit qui est « le père et le roi de toutes choses» et non cette fausse paix. Il faut y revenir et voir que le conflit, l'émulation, les différences sont l'exact opposé de la violence. L'Union européenne élaborée pour garantir la paix, est en train de réintroduire un autre type de violence plus destructrice que toutes les guerres. Depuis 1939-1945, on a de nouveau faim en Europe dans un pays entier, la Grèce!
Voici la réserve que j'exprime à l'égard de l'indépendantisme québécois. Il me semblait parfois que cet avenir d'indépendance était trop magnifié au point d'être illusoire. Tous, nous devons nous garder des illusions, mais la plus grave illusion a été en Europe et en Wallonie de croire qu'en se privant d'indépendance et en s'insérant dans un grand Etat impérial européen, nous allions enfin en sortir. C'est le Québec qui a raison.
Même si l'idée européenne a engendré des réflexions très utiles et concrètes sur le dépassement des nations (sans les supprimer), en revanche l'Union Européenne (UE) est une Illusion Européenne (IE), bien pire que toutes les autres.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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