Cauchemar

Un texte comme une douleur pour tenter d'expliquer les germes du terrorisme et l'inhumanité de la guerre.

Tribune libre

Je ne sais pas s'il est vraiment pertinent, mais j'ai envie de vous proposer un vieux texte.
Un vieux texte écrit en janvier 2003, alors que se préparait la deuxième guerre d'Irak.

Un texte comme une douleur pour tenter d'expliquer les germes du terrorisme et l'inhumanité de la guerre.
Une fiction, une histoire inventée.
Bien qu'elle soit "inventée", je crois que cette histoire est bien réelle pour beaucoup d'enfants du Moyen-Orient.


L'idée de vous présenter ce texte m'est venue en lisant deux nouvelles récentes:

« Été sanglant pour les forces alliées en Afghanistan » [1]
L'escalade de violence continue. Au total, en juillet, les forces de la coalition ont perdu de 74 militaires en sol afghan.

« De plus en plus de civils tués en Afghanistan » [2]
Le nombre de victimes civiles des violences en Afghanistan a encore augmenté, de 24%. Sur les six premiers mois de 2009, on a recensé 1013 morts de civils (civils seulement).

La guerre… la guerre absurde. On tue du «"barbare"» dit-on!


Pour canaliser ma douleur, je vous offre mon vieux texte.
Le voilà, si le cœur vous en dit:


L’ensemencement

Nous sommes le 20 mars 2003. Ici, il y a 12 ans [3], dans ce lieu aride et miséreux, s’abattait une incroyable tempête. Tout a été dévasté. Les maisons détruites, les villages tout autour, rasés, la mort partout. Cette merveilleuse oasis, perdue au milieu du désert, fut, à jamais, transformée.

Même après plus d’une décennie, les maisons ont à peine été reconstruites. Les rues ont été redessinées pour contourner des cratères et des amoncellements de gravats, de blocs de ciment, de briques, et de terre cuite concassés. On a pallié l’essentiel. On a refait ce qu’on a pu. Faute d’outils et de moyens, l’endroit, même après douze ans, est dans un état lamentable. Peu ou pas d’électricité, sans eau courante ni canalisation efficace, la salubrité des lieux est déplorable. Une odeur pestilentielle vous accueille à l’entrée du village.
Ces terribles conditions ont cependant nourri l’entraide salutaire et la chaleur humaine. Les familles décimées par cet avant-goût de l’apocalypse se sont réinventées, tant bien que mal. Pendant des semaines, des mois, les parents éloignés ont cherché, tels des automates blessés, les survivants ayant le même sang. Ce fut une longue traversée de douleur et de recherche. L’oasis, autrefois si paisible et si douce, est devenue méconnaissable, comme si on y avait anéanti le bonheur.
Ses habitants se demandent encore pourquoi une telle calamité est arrivée. On ne comprend pas. On ne s’explique pas ce qui a pu provoquer tant de dévastation.
Depuis, c’est l’impasse. Des vies circulent sans horizon. Les lieux sont déchus. Les maisons donnent l’impression d’être devenues des ruines éternelles. Impossible de les reconstruire, il n’y a rien, on manque de tout. On ne vit plus, on survit. À peine un peu de nourriture pour subsister, aucun médicament pour se guérir. Parfois, on entrevoit la mort comme étant la meilleure façon de vivre.
Heureusement, il y a Allah !

Malgré tout, aujourd’hui, c’est une merveilleuse et douce soirée. La lune s’est levée, toute mince. Le tumulte des enfants s’est tu. Le village tout entier, semble s’être assoupi et paraît respirer de sérénité. Le ciel est clair, les étoiles brillent et nous transportent vers le lointain, vers le dehors et vers le dedans. À quelques centaines de mètres de ces lieux endormis, Ibrahim est dans son repère et rêvasse. Il a 14 ans. La tête vers le ciel, il se demande à quoi rime l’existence. Pourquoi est-ce ainsi? Pourquoi donc la vie est-elle une lutte sans fin et sans but? Existe-t-il un ailleurs? Un ailleurs meilleur! Les étoiles qui le regardent par milliers sont toutes là, silencieuses. Allah se cache-t-il vraiment parmi elles? Et lui, Ibrahim, pourquoi est-il né? Pourquoi est-il né, là? Pourquoi est-il là, à rêvasser?
Que des questions! Il doit bien exister des réponses! Mais qui donc pourrait répondre?
Allah!
Allah existe-t-il vraiment? Quelle question! Bien sûr que oui. Ibrahim sourit. Quelle folle pensée il a eue. Bien sûr qu’Allah existe, la preuve c’est qu’il est là, bien en vie. Sans Allah, il serait mort. Il serait mort à deux ans. Allah l’a sauvé!
Pourquoi?
Oui, « pourquoi m’a-t-il sauvé? » se demande Ibrahim! Chaque jour, il se pose cette question.

S’extirpant de ses pensées, sa conscience reprend contact avec la réalité. Il remarque que ses yeux lui renvoient l’image de son village endormi. Il est à plusieurs pas de sa maison, accroupi bien confortablement dans sa cachette secrète. Seule Assouna, sa petite amie, connaît cet endroit. C’est leur refuge secret, leur lieu de confidences et d’évasion.

Chez les Iäsim, les enfants sont couchés, Balaa, la mère de ces huit enfants, s’inquiète de la plaie au pied de sa plus vieille, Assouna. C’est une mauvaise coupure qu’elle s’est infligée en marchant sur un tesson tranchant. Chaque jour son pied enfle de plus en plus et prend une couleur peu rassurante. Toute la famille s’inquiète de cette blessure hors de contrôle. Kalid, le père d’Assouna, est parti faire la tournée des villages voisins pour essayer de trouver un médicament qui stopperait l’infection. Balaa craint que sa grande ne puisse plus courir et aller chercher de l’eau.
Assouna a treize ans.

Ibrahim, dans sa cachette, pense intensément à Assouna. C’est lui qui la poursuivait lorsque son pied glissa sur cette demi-bouteille. Rapidement, il arracha une manche de sa tunique pour lui faire un bandage. Ça saignait beaucoup, il fallait enrayer l'hémorragie.
Quelle folie cette course! Quel malheur cette bouteille!
Sa meilleure amie… blessée… un peu par sa faute… Depuis ce fâcheux accident, tristesse et culpabilité le tenaillent. Déjà une semaine et il ne cesse de penser à Assouna. Chaque jour, il lui rend visite et chaque jour son désarroi s’amplifie. Il entrevoit le pire. Il sait bien qu’ils vivent dans un pays où il ne faut pas se blesser. Il n’y a ni médecins, ni médicament.
Si seulement on pouvait remonter le temps… Il se souvient de sa mère qui jadis guérissait miraculeusement ses blessures. Si seulement il pouvait remonter le temps, retrouver sa mère et sa science de la guérison. Elle guérirait sûrement son amie Assouna. Mais, tout ce qu’il peut faire, c’est, prier. Il prit pour qu'elle guérisse.
Prière et rêverie.

Soudain, un grondement lointain le sort de ses songes. Le cœur d’Ibrahim cesse de battre. C’est un bruit qu’il connaît et qui le terrorise. Un son qui marqua son enfance, un son gravé en lui. La panique se lie dans ses yeux. Il aperçoit au-dessus de sa tête deux avions chargés de menaces. Ils passent à une vitesse incroyable. À leur passage, le son ne s'amplifie pas, comme si ces oiseux de malheur n'étaient pas les responsables de ce grondement lointain. C’est étrange, se dit Ibrahim, ils sont silencieux. À peine eut-il complété sa réflexion qu'un son assourdissant fait vibrer le sable et lui torture les tympans. Les deux mains contre les oreilles, il tente de se soustraire à ce rugissement. Il voudrait s'enfouir la tête dans le sable pour soulager sa douleur. Le vacarme à peine diminué, un nouveau grondement devient insistant. Il aperçoit au loin, de gros oiseaux noirs qui foncent dans sa direction. Des bombardiers! Ibrahim, désemparé, crie:
« Allah! Allah! Mais pourquoi? Allah! »

Les bombardiers approchent de plus en plus. Ibrahim s’efforce de se terrer du mieux qu’il peut dans sa cachette. Il n’ose plus bouger, il est paralysé. Il ne pense qu’à Allah. Il espère que son allié ne le laissera pas tomber.
Oui, Allah ne le laisse pas tomber, les avions ne se dirigent pas sur lui. Ils se dirigent vers… le village… vers sa maison! Sa maison, c'est celle de son vieil oncle. Il vit chez lui.
Son oncle, c’est toute sa famille. À deux ans, il a tout perdu, sa famille, sa maison, ses choses, ses tuniques, tout. Il a été sauvé par Allah. Il ne sait pas pourquoi. Son oncle, lui, dit qu’il le sait. Mais, il dit aussi qu’il est trop tôt pour lui annoncer!

Le cœur en chamade, il aperçoit son oncle au loin. Il voit son oncle qui le cherche, désemparé. Les bombardiers se dirigent droit sur lui. « Mais, cache-toi, mon oncle! » Les bombardiers passent, ouf! Ils ne l’ont sans doute pas vu.
Mais, tous ces points noirs… Attention! Ils ont lâché leurs bombes. Son oncle reste debout, il ne se méfie pas. Ibrahim l’entend l’appeler.
Il lui crie : « Mais couche-toi, mon oncle. »
Les bombes tombent. On dirait que l’air les ralentit. C’est sans doute Allah qui essaie de les arrêter. Mais elles sont trop lourdes. L’air et Allah n’y peuvent rien. Il y en a trop. Une d’entre elles se dirige directement sur sa maison.

C’est trop fort. Ibrahim ne pense plus à rien. Sa paralysie s’est dissipée. Il court vers son oncle et voit la bombe derrière lui qui va toucher sa maison. Ibrahim court, il court.
C’est comme si le sable veut le retenir. Ses pieds s’enfoncent. Chaque grain de sable semble vouloir le ralentir. Malgré tous ses efforts, sa course demeure trop lente. Il n’avance pas assez vite. La bombe touche et éclate. Une explosion comme un coup de poignard au cœur. Sa maison s’éparpille en milliers de morceaux. Son oncle plie en deux par derrière comme s’il criait à Allah. Il tombe à la renverse. Un souffle de sable le recouvre instantanément. Ibrahim ne voit plus rien. Ses yeux sont pleins de sable. Il court toujours vers son oncle enseveli.
C’est un morceau du toit qui l’a plié en deux. Son oncle ne bouge plus. Il a les yeux ouverts.
Les bombes tombent partout. Il pense à Assouna. Il pense à Kali, le plus jeune frère d’Assouna. Kali a deux ans… tout comme lui, il y a douze ans! Ibrahim a peur. Il ne veut pas qu’une bombe…

Ibrahim court, sa peur se transforme en rage.
Il a la force d’un animal enragé. Il maudit ces avions. Il lance de toutes ses forces, des pierres pour les détruire. Et il court. Il court entre les bombes qui continuent de tomber. Il fait noir. La lune trop mince n’éclaire presque pas. La lumière vient des feux. Les maisons brûlent, les gens crient.

Chez les Iäsim, la bombe est tombée. Kali pleure et crie. Kali ne voit plus rien. Ses yeux sont brûlés. Kali ne sait pas ce qui arrive. Il y a poussière et chaleur partout.
Les roches brûlent. Kali cherche à tâtons. Il touche enfin à une main. C’est la main de sa mère, il l’a reconnaît à sa bague dans son petit doigt. Sa main est molle comme sans vie. Kali ne comprend pas pourquoi sa mère ne le saisit pas. Il la tire. Kali ne crie plus. Kali ne respire plus. Il ne voit pas, mais il sait maintenant… il sait qu’il est seul!
La main de sa mère est dans ses bras. La pierre est encore chaude. La main de sa mère devient froide. Elle est suintante et trempée. La main est toute seule. Kali devient fou. Kali est seul.

Ibrahim court toujours. Ibrahim pleure. Il pleure de désespoir. Tout est détruit. Il rencontre à tout moment des morceaux de personnes. Seul son mouvement l’empêche de s’évanouir. Il n’entend plus. Le bruit des bombes a brisé ses tympans. Il déambule dans un cauchemar horrible et silencieux. Il voit, à travers l’eau de ses yeux… il voit le chaos. Tout est gris, rouge et poussiéreux. Il voit les gens crier, les gens pleurer, les gens courir et surtout les gens morts.
Il oublie où il va, il ne sait plus où il est. « Pourquoi? Allah! Pourquoi? Allah! »

Il pense soudainement à Assouna. Il court de nouveau avec toute son énergie. Il aperçoit enfin la maison de son amie. C’est un tas de pierres. Rien ne bouge, il n’y a personne. Allah les aurait-il sauvés? Il s’arrête. Il n’ose s’approcher. Comme si Allah lui disait : « Non, n’y va pas. »
Catastrophé, il sent son âme qui veut le quitter. Il ne reconnaît plus les lieux. Il s’approche. De grandes flaques rouges contrastent avec le gris de la poussière. Ibrahim voit tout à coup tout noir. Il tombe par terre comme s’il manquait d’air. Après quelques secondes hors du temps, il respire de nouveau, se relève, péniblement. Devant ses yeux, le voile noir se soulève peu à peu. Il s’avance. Découvre tout ce sang.
Assouna! Assouna!
Où es-tu, Assouna?
Il regarde sans vouloir voir. Il ne veut pas voir. Il crie : « Assouna »

Une bombe de désarroi s’abat sur lui. Assouna… son amie… disparue!
Ibrahim devient machine. Il devient machine à chercher. Pour survivre, ses sentiments ont disparu. Tout ce qu’il voit ne le touche plus. Il découvre un à un, toute cette famille qui était un peu la sienne. Sa détresse est tellement insupportable qu’il est sur le point de sombrer dans la folie.
Puis soudain, il voit Kali!
Kali qui remue. Kali qui sanglote.
Kali qui le ramène à la vie. Kali qui tient la main de sa mère. Kali qui ne le voit pas et lui qui ne l’entend pas. Il n’ose lui enlever cette main sans vie. Il sait que c’est tout ce qui lui reste.
Il n’a pas trouvé Assouna. Il ne veut plus chercher. Quand il se ferme les yeux, il la voit. Il voit son sourire.
Ibrahim se lève en tenant Kali et la main de Balaa et crie de toutes ses forces : « Allah! »

Sans que son oncle ait eu le temps de lui révéler, Ibrahim a maintenant compris pourquoi Allah l’a sauvé.


Texte pour essayer de comprendre la guerre …
… et le terrorisme.

N.B. Toute ressemblance avec des personnes réelles est malheureusement possible.


Serge Charbonneau
Janvier 2003
Québec




[1] http://www.cyberpresse.ca/actualites/quebec-canada/national/200908/02/01-889259-ete-sanglant-pour-les-forces-alliees-en-afghanistan.php

[2] http://www.cyberpresse.ca/international/moyen-orient/200907/31/01-888730-de-plus-en-plus-de-civils-tues-en-afghanistan.php
[3] Il y a 12 ans, écrit en 2003, nous situait alors en 1991.


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    3 août 2009

    Superbe texte Serge !
    Merci !
    Christian