Je ne crois qu’aux histoires dont les témoins se feraient égorger, disait Pascal. On lira donc le livre de Charb sur l’islamophobie : voilà un témoin qui s’est fait sinon égorger, du moins assassiner. Court, fort, implacable, son avertissement posthume vaut pour aujourd’hui et pour demain.
Il a raison, Charb : même si le mot «islamophobie» est passé dans le langage courant, il est sémantiquement faux et politiquement dangereux. L’expérience de Charlie Hebdo en a apporté la preuve tragique. En se moquant des religions en général et de l’islam en particulier, le journal a été taxé d’islamophobie. Par qui ? Contrairement à ce qu’on croit souvent, la condamnation n’est pas venue des musulmans pris dans leur masse, qui se souciaient de Charlie Hebdo comme d’une guigne. Elle a suivi un trajet bien précis. Rappelons-le, c’est un journal danois qui a initié l’affaire en publiant des caricatures du Prophète. Comme la plupart de celles qui avaient été publiées auparavant dans le monde, notamment par Charlie Hebdo, elles seraient passées inaperçues si des petits groupes fanatiques n’avaient pas décidé d’en faire un cheval de bataille. Ameutées par ces phalanges intégristes, des manifestations minoritaires ont eu lieu un peu partout et des menaces physiques ont commencé à peser sur le journal. C’est en solidarité avec les dessinateurs menacés que Charlie Hebdo s’est mobilisé, et non dans le but de heurter gratuitement les musulmans. Et c’est cette mobilisation contre l’extrémisme que d’autres extrémistes ont décidé de punir dans le sang.
Ainsi, tous ceux qui accusent le journal «d’aller trop loin», de «choquer les croyants sans raison», de s’attaquer aux convictions d’une population pauvre et dominée sont des menteurs ou des imbéciles. Par calcul ou par ignorance, ils confondent les intégristes avec les croyants et la contestation d’un dogme avec l’attaque contre des personnes.
C’est ce que montre Charb, homme tolérant s’il en est, issu de la gauche laïque, avec une limpide intelligence. «La stratégie des communautaristes maquillés en antiracistes, écrit-il, consiste à faire passer le blasphème pour de l’islamophobie et l’islamophobie pour du racisme.» Dangereuse confusion des concepts, en effet. Dès qu’il se fragmente, l’antiracisme devient une simple défense communautaire. Dès qu’il traite de raciste celui qui attaque tel ou tel dogme religieux, l’antiraciste se change en zélote obscurantiste. L’intolérance envers tel ou tel groupe, ethnique ou religieux, est éminemment condamnable. La satire de la religion n’est que l’expression d’une liberté fondamentale. De même que la critique du voile islamique s’attaque à un signe religieux régressif, et non aux femmes musulmanes.
Le terme «islamophobie» est piégé. Il contient à la fois un privilège - on pourrait se moquer de tout, sauf des dogmes musulmans - et une sacralisation arbitraire, celle des croyances religieuses en général. Faux dans son principe, le mot est dangereux par ses conséquences. Une fois l’islamophobie reconnue dans les textes, les autres religions ne manqueront pas de réclamer le même privilège. Si l’islamophobie est réprimée, devraient l’être également, de proche en proche, la critique de l’intégrisme juif, la moquerie à l’égard de la Bible, la cathophobie, la huguenophobie, la bouddhaphobie, la scientologie-phobie et même l’épluchage des échalotes, qui pourrait blesser la sensibilité fragile des adorateurs de l’oignon. Resteraient sans protection les seuls athées, qui ne croient en aucune religion et n’auront donc pas l’idée de se placer sous la protection de ce genre de loi. Admettre le concept d’islamophobie, même s’il tend à s’imposer par l’usage, c’est bien faire une concession sémantique à l’intégrisme. C’est participer à une dérive inquiétante : remplacer la lutte antiraciste par la lutte pour la protection et la promotion des religions. Salut à toi, Charb.
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