Comprendre Falardeau

Québec 2007 - réalignement politique



Que ce soit dans son cinéma (avec l’haïssable Elvis Gratton) ou dans ses interventions publiques (« Salut pourriture ! », crachant sur la tombe de Claude Ryan), il est facile de se laisser aveugler par la vulgarité que serre Pierre Falardeau. Avant de juger trop rapidement son dernier long métrage, Elvis Gratton XXX : La vengeance d’Elvis Wong, j’aimerais apporter au débat la notion d’œuvre « limite ». Cela permettrait de mieux comprendre comment ce film s’inscrit de façon « logique » dans la démarche de ce cinéaste engagé.
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Voyons d’abord ce que l’on qualifie d’œuvre « limite ». La notion est issue du domaine littéraire. Le critique Français Roland Barthes expliquait ainsi ce genre de création :
« Il existe souvent dans la production des très grands écrivains, une œuvre-limite, une œuvre singulière, presque gênante, dans laquelle ils déposent à la fois le secret et la caricature de leur création, tout en y suggérant l’œuvre aberrante qu’ils n’ont pas écrite et qu’ils auraient peut-être voulu écrire; cette sorte de rêve où se mêlent d’une façon rare le positif et le négatif d’un créateur »
Transposons cette notion au cinéma.
Tout d’abord, le récent brûlot de Falardeau présente la part « négative » de l’auteur : une vulgarité généreuse et assumée — elle déborde littéralement de l’écran. On assiste à une pluie de sacres, souvent gratuits, et parfois dépourvus du moindre effet comique. La « marde » est employée à la fois comme thème récurrent et comme thèse du complot médiatique. (La marde est à ce film ce que l’eau est au film « Malstrom », de Denis Villeneuve…)
Mais il s’y trouve aussi le meilleur du cinéaste : une critique virulente, une dénonciation tous azimuts, une sincérité désarmante (il ne se donne même pas la peine de descendre les journalistes; Falardeau jette l’éponge, il les déguise en clown et c’est tout…) Falardeau tire à boulet rouge sur tout ce qu’il trouve détestable et lamentable dans notre société. Il le fait d’ailleurs avec l’aplomb, sur un ton décapent. Un exemple ? Falardeau fait remarquer, par la bouche de son personnage cravaté, que La Presse ne parle plus des engorgements dans les urgences depuis que Jean Charest est au pouvoir... (La réalité est-elle aussi rose, ou rouge ? Je me le demande !)

Le film a donc toutes les apparences d’une oeuvre « limite ». Bon, certains diront que cela ne change rien à la médiocrité du film. J’aurais plutôt tendance à me demander ce qui pousse un auteur à produire ce genre d’œuvre.
Est-ce normal d’en arriver là ?
Est-ce une erreur de parcours ?
Pour répondre à ces questions, il faut regarder du côté du moteur créatif. Tout le monde le sait : Pierre Falardeau milite pour l’indépendance du Québec. Il est engagé dans l’avancement d’une cause « sociale », qui par définition n’implique pas que lui. Cette cause est d’ailleurs en grande partie extérieur à lui, elle implique toute la société québécoise. Cela veut surtout dire que la volonté et l’agir de cette société, qu’il veut affranchir ou décolonisé, lui échappe complètement, de là la frustration, de là la colère.
Pour retrouver pareil cas, on peut se pencher sur le travail de l’Américain Spike Lee, un cinéaste tout aussi excessif et intransigeant que Falardeau. Lee produisait, il n’y a pas si longtemps, des films historiques (sur les Noirs) pour éveiller les consciences des populations « soumises » qui n’ont pas toujours la chance d’écrire leurs livres d’Histoire… Nous sommes donc en terrain connu, pensons seulement aux Octobre et 15 février 1839 de Falardeau.
Mais ce qui est intéressant, dans la trajectoire de Spike Lee, c’est de constater que le cinéaste a perdu les pédales de la même façon que Falardeau : en s’en prenant aux pouvoirs des médias. L’œuvre « limite » de Lee se nomme Bamboozled. C’est une satire qui suscite une réflexion à propos du contrôle que les médias exercent sur l’éducation et la mentalité des gens...
Mais encore cette question : pourquoi un tel déversement de fiel ?
Je crois que, à un certain moment, un point de rupture survient. Un point où la colère est trop grande. Un point où les arguments ne suffisent plus. Et c’est tout à fait normal. La notion d’identité est au cœur de leur démarche. « I’am blacker than you »... Le « Nous » de Parizeau... Cette notion d’identité a peu de chose à voir avec la raison. Que ce soit les défenseurs de l’identité canadienne ou pour les défenseurs de l’identité québécoise, tous ces gens sont très émotifs lorsqu’ils en parlent. L’identité est une chose qui se vit dans le cœur. Qui se définie dans notre imaginaire. Dans nos trippes. (Le plus récent exemple, ce sont les défusionnites du west island, qui malgré les désavantages monétaires, on choisit l’indépendance de leur bourgade respective...)
Il est normal, à un certain moment, que le sentiment retourne au sentiment, et qu’il délaisse le terrain de l’argumentation, de la raison. Mais attention, cela n’est pas sans risque : lorsque le sentiment mène à la colère, et que cette dernière déborde du cadre fictionnel, cela peut engendrer des manifestations de haine ou de violence qu’il est préférable de ne pas tolérer dans notre société.
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Je ne dis pas cela pour vous faire aimer le dernier film de Falardeau. (Moi-même, je n’ai pas osé me poser la question…) Non, en présence d’un cinéaste tel que lui, je trouvais plus intéressant et même nécessaire de prendre un peu de recul pour tenter, si cela est encore possible, de comprendre sa démarche acharnée, de longue haleine.
Les oeuvres-limite existent, on les retrouve chez les plus grands auteurs. Elles provoquent un malaise, un inconfort; certains se laissent d’ailleurs aveugler par le mépris et la mauvaise fois de l’auteur; alors qu’il ne fait que donner libre cours à son émotivité. Il serait quand même important de ne pas voir ce genre de film comme une « erreur » de parcours. Je crois qu’il s’agit plutôt d’un arrêt obligé chez tout auteur engagé dans une démarche qui le dépasse, et qui ne dépend uniquement de lui, mais de toute une frange de la société.


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