La Dignité du Peuple

Québec 2007 - réalignement politique

Séquences - L'Argentin Fernando E. Solanas correspond en tous points à ce qu'il est convenu d'appeler un cinéaste engagé. Son précédent documentaire, Mémoire d'un saccage, s'intéressait à l'aspect politico-économique de la récente crise financière de son pays. La Dignité du peuple se penche maintenant sur les conséquences sociales d'une telle crise. Le commentateur politique qu'était alors Solanas devient ici portraitiste. Un à un défilent les visages de la misère, mais aussi de la solidarité sociale. Peu d'espoir, mais beaucoup d'entraide.
Fernando E. Solanas est sans doute à l'Argentine ce que Denys Arcand fut un jour pour nous au Québec avec ses films On est au coton et Le Confort et l'indifférence; c'est-à-dire un documentariste-théoricien qui, muni d'une grille d'analyse serrée, s'applique à dégager les messages du réel.
Le virage néo-libéral de Carlos Menem a fait mal à l’Argentine, et le cinéaste argentin colle à cette réalité film après film. Solanas s'intéresse cette fois-ci tant aux petits gestes qu'aux plus grands mouvements de résistance qui ont fomentés au sein de la population, à la suite de la crise financière de 2001. Les exemples foisonnent en ce sens. Les uns organisent une cantine de village et mettent en commun leurs ressources limitées pour nourrir les enfants. Les autres revendiquent les terres qui leur ont été saisies, à la suite de la hausse « usurière » des taux d’intérêts. Le cinéaste fait aussi état des mouvements contestataires plus musclés, comme celui des « piqueteros » qui ont niché leur campement sur les routes névralgiques du pays, et qui finalement ont eu la tête du gouvernement.
Mais à vouloir tout dire, tout montrer, le cinéaste finit par se disperser. On entre et on sort de la vie de ces Argentins déshérités, sans même avoir eu le temps de saisir toutes les implications de leurs démarches. Les images sont toutefois saisissantes. Les témoignages recueillis sont « corroborés » par les archives d'émeutes ou de manifestations. On voit des gens très émotifs qui veulent être entendus, et qui sont parfois victimes de la brutalité policière. Le film suscite l'indignation, par le choix des situations exposées, extrêmes dans leurs injustices, et par la manière que cette histoire nous est racontée.
Les procédés visuels demeurent dans la lignée de Mémoire d'un saccage, à la différence que la narration de Solanas est beaucoup moins appuyée. On sent toujours sa présence, mais en retrait, dans l'ombre de la caméra.
Les points de repère politico-économiques servent de toile de fond; ils surgissent comme la manchette d'un scandale, en lettres blanches sur fond noir. C'est un peu clinquant, ringard, mais ça communique une énergie, une urgence d'agir. Solanas inverse le procédé propagandiste, il s'en sert à une autre fin.
La démarche qui nous est proposée est éminemment politique, en ce sens qu'elle cherche à faire avancer sur le terrain certaines idées de gauche propres au cinéaste. Ne pas en tenir compte, c'est passer à côté de l'essentiel. Et ne pas y réfléchir, c'est aussi ne pas entrer dans la dialectique du film.
Mémoire d'un saccage nous renvoyait sur plusieurs points à l'actualité québécoise. La privatisation des soins de santé, la privatisations des grandes industries nationales, la concentration de la presse, etc. Le virage néo-libéral de Menem, c'est la réingénierie des Libéraux en version hard, portée à la puissance dix, avec des conséquences autrement plus désastreuses.
Pensons un instant l'hymne des Loco Locass, « Libérez-nous des Libéraux ». Que reprochaient nos rappeurs nationalistes à Jean Charest ? De « charcuter en charpie la charpente de la maison qu'on a mis 40 ans à bâtir. » Avec le recul, force est d'admettre que cette lecture collerait davantage à la réalité argentine qu'aux tergiversations libérales… La réaction des Argentins s'apparente d'ailleurs à celle des Locass, car eux aussi brandissent « le poing de la Patrie à la face des bandits. »
La Dignité du Peuple est sans équivoque sur ce point. Les Argentins du film puisent leur force et leur courage d'agir à même le sentiment de fierté national. « La Nation » et « la souveraineté du peuple » sont des mots qui jalonnent le film. Les femmes qui cherchent à interrompre la vente des terres le font en chantant l'hymne national de l'Argentine, c'est tout dire.
Si ce film peut avoir une quelconque « utilité » au Québec, ce pourrait être qu'il nous permette de mieux comprendre le nationalisme défendu par certains artistes engagés, tels que les Loco Locass. Leur nationalisme ressemble davantage à un appel à la solidarité « du peuple » qu'à un appel au repli sur soi identitaire. Mais tout cela, encore, reste subjectif, et très délicat…
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Séquences Avril – Juin 2007


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