De quoi le franglais est-il le symptôme?

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L'aliénation en marche

« Les églises ont beau être vides, on n’a jamais vu autant de gens à genoux devant la langue anglaise, vénérée comme une madone », écrit Jean Delisle, professeur émérite de l’Université d’Ottawa, dans un des essais qui composent le dossier que la revue Argument consacre au franglais. Son collègue André Braën ne dit pas autre chose. « Au Québec, note-t-il, dans les écoles françaises, l’anglais est maintenant enseigné dès la première année du primaire, mais pour plusieurs, ce n’est pas encore assez. Ah ! si les bébés pouvaient naître bilingues, quelle joie ce serait alors pour les parents ! »

Inspiré par les débats suscités par la langue du film Mommy, de Xavier Dolan, et celle des chansons de Lisa LeBlanc et des Dead Obies, ce dossier de la revue Argument donne la parole aux optimistes et aux inquiets. En résumé, pour les premiers (Benoît Melançon, Ludvic Moquin-Beaudry et Patrick-André Mather), le franglais, y a rien là, alors que, pour les seconds (Jean Delisle et André Braën), cette langue bâtarde est le signe du déclin de la langue française au Québec et au Canada. Les esprits cools, dans ce dossier, font preuve d’une inquiétante légèreté.

L’anglais nécessaire

Pour éviter un enlisement du débat, quelques précisions s’imposent. Il est évident qu’il serait inapproprié de blâmer Xavier Dolan pour la langue larvaire que parlent les personnages de Mommy. Le film montre justement leur difficulté à communiquer. Aussi, la sous-langue qu’ils utilisent est une illustration de cet enfermement et n’est jamais présentée comme un modèle à suivre. Dolan ne parle pas comme ça.

Le cas de Lisa LeBlanc et celui des Dead Obies sont différents. Ces artistes ont bien sûr le droit de s’exprimer en franglais, mais ce qu’ils affirment, ce faisant, c’est la nécessité, pour eux, en tant qu’artistes, de passer par l’anglais pour dire leur vérité. C’est un choix, ce qui n’est pas le cas pour les personnages de Mommy, et ce choix, reconduit par bien des citoyens québécois, est critiquable.

Il laisse croire, en effet, comme l’explique André Braën, « que le français a nécessairement besoin de l’anglais pour exprimer ce qu’il a à exprimer, y compris la modernité ». Il y a là un symptôme inquiétant quant à l’état de notre psychologie collective, un symptôme qui témoigne, comme l’écrivaient maladroitement Étienne Boudou-Laforce et Olivier Lacelle dans le Huffington Post Québec en juillet 2014, « du désintéressement de la langue française auprès des jeunes ».

Il y a, dans ma région, un jeune homme qui s’est fait tatouer, sur les doigts des mains, l’inscription « Stay true ». C’est son code, son mot d’ordre, dit-il. Voilà donc un jeune Québécois francophone qui, pour dire ce qu’il croit être sa vérité profonde (un psychanalyste y lirait peut-être, lui, « reste dans ton trou »), fait le choix, comme la chanteuse Marie-Mai et plusieurs autres, de se marquer d’une langue étrangère.

Aliénation

Il y a là, me semble-t-il, le symptôme d’une profonde aliénation, à laquelle n’échappent pas les chanteurs et humoristes qui se vautrent dans le franglais. Quand, pour se dire soi-même profondément, on ressent la nécessité de passer par un idiome étranger — toujours le même, notez-le —, on exprime un inquiétant refus de soi-même. Le romancier Alexandre Soublière, auteur de Charlotte Before Christ (Boréal, 2012), ne s’en cache même pas, en affirmant que son roman, en franglais, « est un méga fuck you lancé à la société québécoise ».

Les optimistes peuvent bien dire qu’il n’y a rien là, que ce métissage est sain et témoigne d’une belle ouverture (presque toujours à sens unique, d’ailleurs), que le plurilinguisme est devenu la norme et ne menace en rien le français, qu’« une langue, seule, ne peut rien coloniser » (Melançon), il ne faut pas les croire.

La langue évolue, bien sûr, mais, lorsqu’elle le fait en recourant massivement à des emprunts inutiles, toujours à l’anglais, langue dominante, elle s’appauvrit, comme le souligne Jean Delisle. Melançon peut bien critiquer l’obsession de l’anglais de ceux qu’il appelle les « essentialistes du français », en mentionnant que les contacts linguistiques se font désormais dans un contexte plurilingue, il reste que, comme le rappelle AndréBraën, « le multiculturalisme canadien s’exprime en anglais », au Québec aussi.

Le franglais, c’est la conclusion qui s’impose, n’est pas qu’un épiphénomène artistique sans effet sur la place et sur la qualité du français au Québec et au Canada. Il est le symptôme effrayant de notre fatigue de nous-mêmes, de notre aliénation en marche.


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