Le choix de Marie

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Constat encore actuel de Marie de l’Incarnation sur la Nouvelle-France : « un pays qui déjoue tous les calculs et se maintient sur le fil ténu entre l’être et le non-être »


Marie de l’Incarnation (1599-1672), la grande mystique canonisée en 2014, peut-elle encore inspirer les Québécois ? L’écrivain Carl Bergeron le croit et cherche avec enthousiasme à nous en convaincre dans La grande Marie ou le luxe de sainteté (Médiaspaul, 2021, 80 pages), une ardente méditation apologétique sur la première et la plus célèbre ursuline de notre histoire. Au fond de son œuvre, écrit Bergeron, « reposerait le secret trop longtemps perdu de notre nom », la « métaphysique » de notre peuple.


Bergeron n’exagère pas l’importance de Marie de l’Incarnation, née Guyart. Dans Nouvelle-France. La grande aventure (Septentrion, 2001), le journaliste féru d’histoire Louis-Guy Lemieux affirme que c’est elle, plus que Champlain, Hébert, Talon ou Jolliet, « qui incarne le mieux le courage et la ténacité des premiers Canadiens ».


L’historienne Dominique Deslandres n’hésite pas, pour sa part, à mettre la religieuse sur un pied d’égalité avec « les Descartes, Pascal et autres génies de l’époque », pendant que le philosophe français Bruno Pinchard la compare à Chateaubriand et à Baudelaire. « Tout y est admirable », disait Bossuet en parlant de ses textes.


En présentant la Correspondance de Marie de l’Incarnation comme « une Recherche du temps perdu catholique qui, fidèle au génie inversé de notre histoire, ne témoigne pas d’un ancien monde — décadent et raffiné — mais d’un nouveau, rustre et aventureux, appelé à déjouer tous les calculs et à ressusciter d’entre toutes les morts, dans les siècles des siècles », Bergeron s’inscrit donc dans une longue lignée d’admirateurs.


L’écrivain québécois, toutefois, va plus loin. Marie de l’Incarnation, écrit-il, est « une source inaltérable de vie » à laquelle, aujourd’hui encore, nous pouvons puiser pour renouer avec « l’honneur, la beauté, la grandeur », des idéaux que notre histoire tourmentée nous a fait oublier et que notre époque frustrée ne comprend plus.


D’aucuns croiront retrouver, dans un tel discours, le retour des « compensations mythiques » du temps de la survivance. Après la Conquête, dépossédés de tout pouvoir politique effectif, les Canadiens français, guidés par le clergé catholique, se réfugient dans un passé épique pour se convaincre de leur valeur, tout en se soumettant au pouvoir anglais. Bergeron connaît cette histoire et ne tombe pas dans ce piège.


Dès le début de son essai, il salue la génération de Parti pris, qui a vu dans ces mythes compensatoires la manifestation d’une mentalité de colonisés. En plaidant pour une « reconquête du principe de réalité historique » appuyée sur « une lecture iconoclaste et mécréante de l’histoire de la Nouvelle-France » et sur l’idée selon laquelle notre histoire ne commence vraiment qu’avec les patriotes en lutte de 1837-1838, les penseurs de Parti pris ont mené, souligne Bergeron, une « aventure intellectuelle […] courageuse et salutaire ».


Cette entreprise de lucidité a toutefois entraîné un triste contrecoup en nous privant de notre histoire longue, en jetant « la clé du riche trésor » contenu dans la Nouvelle-France. Or, explique Bergeron, pour se donner la chance d’être vraiment libre, il faut savoir à la fois assumer le devoir de lucidité, c’est-à-dire le terrain du réel, de la politique, et accueillir tout l’héritage, pour ne pas abandonner une part de nous-mêmes, surtout s’il s’agit de l’élan des commencements.


Marie de l’Incarnation, en 1639, malgré l’extrême difficulté de l’entreprise, malgré son entourage qui tente de l’en dissuader, malgré « la raison petite-bourgeoise », a fait le choix, pour l’amour de Dieu, de lier son destin à celui de la Nouvelle-France, « un pays qui déjoue tous les calculs et se maintient sur le fil ténu entre l’être et le non-être ».


Trois cents ans plus tard, Gaston Miron, « ce Joseph modeste et héroïque qui a édifié le premier la maison de l’être, en faisant du langage blessé de la tribu, pour la première fois dans notre histoire, le matériau de son art et de son amour de père », a repris, d’une certaine manière, la « marche à l’amour » de Marie de l’Incarnation.


En redonnant de la verticalité à une culture trop longtemps condamnée à survivre à ras de terre, en clamant « la responsabilité d’exister », individuellement et collectivement, en toute souveraineté, Miron, qui retrouve ainsi une forme de transcendance dans l’immanence, réinscrit notre aventure dans l’histoire universelle et nous invite à dire « oui » à notre destin pour passer, conclut Bergeron, « de la survie à la sur-vie ».


Après Un cynique chez les lyriques (Boréal, 2012), dans lequel il saluait la prescience de l’œuvre de Denys Arcand, Carl Bergeron, dans cet essai original et relevé dont le style somptueux aux accents aristocratiques n’évite pas toujours le piège de la grandiloquence, se fait lyrique chez les cyniques. Je ne dis pas non.

 




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