Des propositions qui détruisent la Wallonie

Chronique de José Fontaine

Le professeur Jacques Thysse est un peu l'âme de cette asbl, Free (dont on donnera le lien dans la suite du texte ou via la revue TOUDI en ligne), qui a présenté ces projets devant le Conseil économique et social (institution qui surprend (1)), de la Fédération Wallonie-Bruxelles, nouvelle appellation de la Communauté française de Belgique qui en est à son xième changement de nom, preuve par quatre de son impossibilité à se définir. Une institution qui ne peut se définir aspire inconsciemment à disparaître. Mais continue à embêter son monde.
Le résultat hybride du compromis entre la thèse flamande et wallonne
Je l'ai plusieurs fois expliqué ici. Du côté de la Flandre, le passage à l'Etat fédéral se concevait par la constitution de deux Communautés, l'une celle de la Flandre et des Flamands de Bruxelles, l'autre celle de la Wallonie et des Bruxellois francophones, la langue étant au fond le seul critère de définition des entités (néerlandais en Flandre, français en Wallonie, bilinguisme à Bruxelles). Du côté des fédéralistes wallons on a toujours - on pourrait dire depuis Jules Destrée et sa Lettre au Roi qui est le texte fondateur du mouvement wallon et le vrai premier grand projet d'autonomie en Belgique - milité en faveur d'une Belgique à trois (Bruxelles, Wallonie, Flandre), ces Etats étant liés à leur territoire respectif et aussi à leur régime linguistique, qui coïncident parfaitement.
La seule vraie complexité du fédéralisme belge, c'est le fait qu'il est la résultante d'un compromis entre ces deux conceptions associées et mélangées. La Flandre estime constituer avec ses ressortissants et les Flamands de Bruxelles une même Communauté, la région flamande étant absorbée par cette Communauté (ou absorbant les Bruxellois flamands peu nombreux, mais le tout porte le nom de Communauté). Bruxelles et la Wallonie demeurent deux Régions distinctes à qui d'ailleurs ont été cédées plusieurs des compétences de la Communauté, compétences qui englobaient Bruxellois francophones et Wallons. Ce qui semble correspondre aux aspirations régionalistes des deux populations en cause, l'idée du régionalisme à trois étant semble-t-il, tant à Bruxelles qu'en Wallonie, le point de vue qui a suscité le plus de demandes citoyennes avec le Manifeste pour la culture wallonne de 1983 et beaucoup plus tard, en fin 2006, une demande dans le même sens donnant le sentiment d'une unanimité des élites bruxelloises.
Par-delà l'institutionnel
Le contexte institutionnel étant ainsi éclairci du mieux qu'on peut, il faut voir au-delà. A l'étranger, quand on regarde la Belgique, on a tendance à n'y voir que Bruxelles, un peu sur le mode centralisé français. De fait, Bruxelles la plus grande ville du pays, polarise, comme le disent les urbanistes, des populations très nombreuses, habitant bien au-delà des 19 communes de la capitale et de son million d'habitants. Le sociologue Karl Deutsch prétendait même que l'autonomie des hinterlands de telles aires-clés était quasiment impossible. Les politiques wallons et bruxellois, inquiets de la force politique et économique de la Flandre jouent aussi, contre elle, d'une alliance entre la Wallonie et Bruxelles qui semble continuer à justifier la fameuse Communauté française de Belgique pourtant réduite à deux compétences (l'enseignement et la culture), étant ainsi le seul pouvoir politique au monde ne s'occupant que de cela face à une Wallonie et un Bruxelles qui sont à leur tour les seuls pouvoirs au monde privés de tout pouvoir en matière d'enseignement et de culture. C'est une situation abracadabrante. Lorsque les Gouvernements wallons établissent des plans de relance régionaux, leurs conseillers leur disent qu'ils doivent commencer par penser l'enseignement en fonction de la Wallonie, mais ils ne sont pas compétents pour le faire et l'enseignement reste ce qu'il est, ni bruxellois, ni wallon, mais belge francophone comme d'ailleurs aussi la culture qui ne connaît pas d'écrivains ou d'artistes wallons, mais seulement belges. Il y a là un handicap politique et humain extrême qui ruine à terme les perspectives d'une Wallonie autonome assumant son destin et reconquérant sa prospérité économique d'antan. C'est ici qu'intervient l'asbl Free.
Ce sur quoi l'asbl Free compte
Sur la base des seuls chiffres économiques - donc de l'existant -, cette asbl considère qu'il faut encore accentuer la polarisation de la Wallonie par Bruxelles dont les grandes agglomérations (Charleroi, 400.000 habitants, Liège 600.000 habitants face aux 2 à 3 millions de Bruxelles au-delà des 19 communes), doivent devenir des villes satellites de Bruxelles. Entre la Wallonie et Bruxelles les fonctions économiques doivent être ainsi réparties: à la capitale tout le tertiaire (et donc le commandement), à la Wallonie tout l'industriel (c'est-à-dire en somme un rôle d'exécutant). Même si le projet de Free a été conçu dans les tout derniers mois, on pourrait faire remarquer que cette répartition s'était déjà opérée spontanément aux grands moments de la Wallonie industrielle quand celle-ci était parvenue à être la deuxième puissance industrielle mondiale en termes relatifs et parfois absolus. Liège qui en avait été d'abord la métropole avait très rapidement perdu cette fonction et la Wallonie, pays extrêmement prospère, devenait dépendante. On situe ce tournant capital vers 1850.

Le sociologue Daniel Seiler a si bien décrit cette situation qu'il vaut la peine de le citer longuement : « La politique d'équipement pratiquée en Belgique - routes, chemins de fer, canaux - articulèrent l'économie du pays sur un axe Nord-Sud, centré sur Bruxelles - avec tout ce que comporte le statut de capitale d'un Etat centralisé - et sur Anvers, centre des affaires. Grâce à l'ouverture du canal de Gand-Terneuzen, l'ancienne capitale du comté de Flandre devint progressivement un vase d'expansion portuaire pour Anvers; elle deviendrait après la seconde guerre un centre important. La Wallonie poursuivait grâce à ses houillères une expansion industrielle intense autour de différents bassins - Liège, Charleroi, Mons le Borinage etc. Cependant ce développement correspond au modèle qu'Hechter propose de l'industrialisation dépendante. Les décisions se prennent ailleurs : les bassins industriels, non reliés entre eux, dépendent de Bruxelles. Liège ex-capitale d'un Etat souverain, se trouve progressivement marginalisée; elle qui domina la Belgique de 1830-1840, se mua en un chef-lieu d'une agglomération industrielle. Des projets présentés comme la favorisant bénéficièrent surtout à Anvers. Au moment où éclate la «crise de l'Unité belge», celle-ci s'articule autour du triangle Bruxelles-Anvers-Gand. La Flandre va progressivement dominer le système économique créé par le centralisme. Déjà bien pourvue dans le secteur commercial et financier, elle va bénéficier de l'implantation des industries de pointe - automobile, chimie, pétrole et nouvelle sidérurgie -, alors que la Wallonie souffre du vieillissement industriel. En revanche, le géant économique qui grandit en Flandre se double d'un nain politique et culturel. Le pouvoir appartient à la bourgeoisie belge et francophone. De là naîtra la crise qui mine le Belgique.»
Les projets destructeurs de Free
Se fondant sur cette situation et soucieuse des intérêts des Belges francophones, l'asbl Free veut somme toute accentuer toutes ces tendances au bénéfice de la Belgique francophone en lutte avec la Belgique flamande. Sans même se poser la question de savoir si, côté francophone, il ne serait pas plus sain de renforcer la Wallonie sur la base de son réseau urbain de grandes villes et agglomérations, comme le projet de stratégie de développement régional (SDER) établi par l'administration wallonne le propose depuis plus d'une décennie. Et que l'un de ses auteurs indirects, Yves Wezel, tout en critiquant Free, résume ici pour TOUDI.
C'est ainsi que Free propose d'accentuer encore les relations de dépendance de la Wallonie à l'égard de Bruxelles, notamment en favorisant la mobilité des populations wallonnes vers Bruxelles où elles trouvent déjà leur plus important bassin d'emplois. Sans même se poser la question de l'engorgement des grandes villes qui est le mal de l'époque. Sans même se demander si cette émigration quotidienne de populations qui ne travaillent plus dans leur région est ce qui est le plus souhaitable humainement, mais aussi politiquement et même économiquement. Pour faciliter ces déplacements en quelque sorte contraints par l'économie, Free veut même forcer les choses en extrayant la gare la plus importante de la Wallonie, Namur, de son centre urbain pour la rebâtir à un croisement d'autoroutes et de zones industrielles, Namur n'étant à ses yeux pas assez accessible. Free propose aussi - parce que la mobilité des populations wallonnes vers la capitale semble avec l'impératif économique pur son seul absolu - de créer de nouvelles autoroutes dans la petite province du Brabant wallon qui jouxte la capitale belge, un espace déjà envahi par les autoroutes et qui cesserait complètement d'exister, asphyxié par les ceintures autoroutières, les autoroutes, les routes express, la rurbanisation. Le Brabant wallon cesserait d'être un lieu.
Face à la croissance de l'aéroport wallon de Charleroi, Free propose - «dans l'intérêt de Bruxelles», cette expression revient de manière lancinante dans le document - que cet aéroport soit relié, par une voie de chemin de fer à construire, directement à Bruxelles. Une liaison Bruxelles-Charleroi ferroviaire existe pourtant bel et bien depuis des décennies? Il suffirait de la prolonger sur une courte distance pour que les Bruxellois atteignent l'aéroport? Les responsables de Free n'en ont cure, car ils ne peuvent tolérer cette intolérable gêne pour la Capitale et ses habitants qui leur ferait perdre des minutes précieuses. Si, d'ailleurs, une ligne Bruxelles-Charleroi directe doit être créée, c'est aussi pour faciliter l'accès des Wallons à ce que l'on hésite encore à appeler leur aéroport, parce que, si l'on lit bien, il vaudrait mieux pour eux de passer par Bruxelles en chemin de fer pour le rejoindre. Sans doute aussi pour se pénétrer de l'esprit des hauts lieux.
Ce n'est pas la première fois...
Ce n'est pas la première fois que de tels projets meurtriers pour la Wallonie sont proposés ou décrits implicitement. Au début du siècle passé, Pirenne mettait en évidence l'importance de Bruxelles rendant impossible selon lui toute autonomie, tant de la Flandre que de la Wallonie, dans la mesure, comme il le disait expressément, où Bruxelles «agrafait» les deux pays pourtant si distincts. On a parlé de Bruxelles dans La Revue nouvelle des années 60 comme du «centre de l'agglomération belge». Lorsqu'il a été question à la même époque de créer une autoroute de Wallonie reliant les grandes villes wallonnes entre elles on a opposé au projet le caractère ontologiquement établi de la priorité des relations Nord-Sud en Belgique, ontologie qui interdisait de fait que les habitants des villes wallonnes (car s'égrenant le long du sillon industriel selon un axe Est-Ouest), puissent avoir même les moyens de se rejoindre (sauf en passant par le haut lieu). C'est ce que disait encore en 1970 (quelques années avant l'inauguration de l'autoroute de Wallonie qui contredisait cette vision) un socialiste aussi important qu'Henri Simonet« privilégiant les axes reliant le sud du pays à Bruxelles» (2) En raison aussi de l'emprise flamande, alors que l'électrification de Bruxelles-Anvers était réalisée en 1935, il a fallu attendre trois décennies pour que la SNCB daigne électrifier les 60 km séparant la grande ville wallonne de Liège de Namur, la capitale wallonne. Yves Wezel que j'ai déjà cité ne met d'ailleurs pas en cause la collaboration nécessaire entre Bruxelles et la Wallonie, mais en pensant qu'il vaudrait mieux ne pas transformer la première en éléphant et la seconde en porcelaine

En terminant la lecture de ce document qui ne parle jamais ni d'institutionnel, ni de démocratie, ni d'environnement, ni de rien de ce qui est humain au-delà de l'économie et des (prétendus), impératifs économiques, l'écoeurement vient comme devant les mauvaises utopies qui parquent, cadrent et manipulent en fonction d'une conception monstrueuse de la rationalité. De tels projets font songer à ce que disait Claude Julien dans ses dernières années au Monde Diplomatique. Il avait le sentiment que le rêve des néolibéraux était de faire de la Planète entière un vaste super-marché. Free a convié il y a quelques semaines au Parlement de la Communauté française de Belgique plusieurs patrons en vue de leur exposer ses projets assassins et aberrants, pas seulement pour la Wallonie. Ce n'est pas trop espérer de l'humanité que certains aient pu éprouver la même répulsion que nous pour ces hideux châteaux en Espagne.
(1) Un organisme dont tout le monde ignorait l'existence tellement il est étranger à l'esprit de la Constitution et de l'autonomie tant wallonne que bruxelloise
(2) Voir le paragraphe Etat des esprits à la veille de la réforme de l'Etat de 1970.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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