Enseignement de l’histoire: où est le problème? Entrevue avec Éric Bédard

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Pour la réhabilitation de l'histoire nationale

La question de l’enseignement de l’histoire est de nouveau au centre de l’actualité. De quelle manière enseigner l’histoire du Québec? Et quelle histoire enseigner? Ces questions sont d’une importance capitale. Mais pour plusieurs raisons, leur traitement médiatique est étrangement mené ces jours-ci. Pour les éclairer un peu, je me suis entretenu avec Éric Bédard, historien et professeur à la Télé-Université. Il est notamment l’auteur de L’histoire du Québec pour les nuls (Éditions First, 2012) et de Recours aux sources : essais sur notre rapport au passé (Boréal, 2011).
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Mathieu Bock-Côté (MBC) : La question de l’enseignement de l’histoire revient à l’avant-scène. Qu’est-ce qui a amené le Parti Québécois à vouloir réaffirmer la place de l’histoire nationale et de l’histoire politique dans l’enseignement de l’histoire au Québec ?
Éric Bédard (EB) : Cet engagement du PQ n’est pas tombé du ciel ! Je rappelle en effet le contexte. Nous avons souvent la mémoire courte au Québec, malgré notre devise nationale.
Dans la foulée de la grande réforme scolaire qui avait débuté au début du millénaire, on découvrait, en avril 2006, l’esprit du nouveau programme d’histoire au secondaire. La bonne nouvelle était que plus d’heures allaient être consacrées à l’histoire du Québec. Je rappelle que vous et moi n’avons eu qu’une seule année d’histoire du Québec/Canada obligatoire : c’était le cours de secondaire 4. Désormais l’histoire du Québec serait enseignée en secondaire 3 et en secondaire 4. Excellente nouvelle !
Mais les bonnes nouvelles s’arrêtaient là… Car lorsque nous avons pris connaissance du contenu du programme, nous avons vite déchanté…
De l’avis même de ceux qui avaient inspiré ce programme – je pense notamment au didacticien Jean-François Cardin ou à l’historien Jocelyn Létourneau – celui-ci se voulait plus « rassembleur », moins « misérabiliste ». L’angle privilégié fut de faire l’histoire des grands processus de la modernité au Québec : le développement des libertés et de la démocratie, l’avènement de l’État-providence, la lutte des ouvriers, des femmes et des minorités ethniques, etc. Dans ce nouveau programme, la Conquête était assimilée à un changement de régime qui annonçait les bienfaisantes libertés britanniques ; la Révolution industrielle passait sous silence l’infériorité économique des Canadiens français ; la Révolution tranquille était surtout présentée comme l’avènement l’État-providence, non comme le moment clef d’une reconquête économique et politique par la majorité francophone. Quant à des événements aussi anodins que l’Acte de Québec, la Confédération, les conscriptions, le rapatriement de 1982, ils étaient à peine évoqué ou carrément absents. Le sujet de cette histoire était la Modernité, non le Québec. Une Modernité défendue par de valeureux combattants, freinée par de dangereux réactionnaires…
Il était bien sûr souhaitable d’expliquer l’importance des grands phénomènes sociaux, légitime de présenter la lutte des « exclus » de l’historiographie traditionnelle, impératif de faire une place à l’histoire des femmes. Mais il fallait rendre compte aussi, en même temps, du destin particulier d’un peuple qui, très tôt, fut confronté à la possibilité de sa disparition. Cette histoire singulière, qui donne une certaine unité à notre parcours historique, elle s’incarne dans la trame des grands événements politiques. C’est donc pour rééquilibrer les choses que le Parti québécois s’est engagé, je crois, à revoir « le programme d’enseignement de l’histoire dès le primaire, aux 1er et 2e cycles du secondaire, en privilégiant la connaissance des événements politiques de l’histoire nationale du Québec permettant de comprendre l’évolution de la société québécoise à travers une trame chronologique qui met en lumière les dates charnières de l’histoire nationale, politique, économique, sociale et culturelle du Québec et du Canada » (article 3.4 du programme Agir en toute liberté, 2011).
Dans son discours inaugural, Madame Marois a réitéré cet engagement. La ministre Malavoy semble aussi déterminée à aller de l’avant. Tant que les objectifs du gouvernement resteront clairs, nous le soutiendrons. Comme nous suivons le dossier depuis un moment, nous sommes évidemment bien placés pour le conseiller même si nous comprenons qu’une révision de programme nécessite des consultations.
MBC : Et comment expliquez-vous l’actuel dérapage de ce dossier dans les médias?
EB : Plusieurs raisons…
D’une part, nous avons du mal à débattre sans nous traiter de noms ! Comme si les débats de fonds nous faisaient peur. Tout devient personnel. Tout désaccord est assimilé à des « querelles », à des « polémiques », à des « bisbilles » ! Nous avons une peur bleue (ou rouge!) du conflit. C’est du moins ce qui m’a frappé dans la ligne éditoriale du Devoir de cette semaine. La Coalition pour l’histoire a été formée par des gens de bonne foi, tous bénévoles, qui souhaitaient proposer un argumentaire clair et cohérent en faveur d’un renforcement de l’histoire « nationale » du Québec à tous les niveaux d’enseignement. Au cours des dernières années, nous avons réalisé des études que je crois bien documentées, commandé des sondages, sollicité des personnalités, tenté de convaincre tous les partis de la justesse de nos idées. Il est très facile de pester contre « le Ministère » assis confortablement dans son salon. Facile aussi de jouer au grand penseur au-dessus de la mêlée. Mais il vient un moment où il faut se commettre et prendre position. Les programmes en éducation doivent être matière à débats… Ils ne doivent surtout pas devenir la chasse gardée de quelques « experts » autoproclamés ! Lorsque les énoncés ou l’esprit d’un programme heurte nos convictions les plus profondes, c’est notre devoir de « citoyen » de proposer des changements, en tout respect pour celles et ceux qui ne pensent pas comme nous. En bout de ligne, c’est au pouvoir politique de trancher. Nos grands esprits libéraux reviennent souvent sur l’importance de la « délibération »… Et bien la délibération suppose des antagonismes de principes. Partout, l’enseignement de l’histoire est un sujet sensible, souvent émotif. Partout, les intellectuels, les historiens débattent de ces questions. Croire, comme Yvan Lamonde, qu’on serait les seuls à discuter de ces enjeux, cela témoigne d’une ignorance du dossier.
D’autre part, ce « dérapage » comme vous dites, me semble lié au discrédit de l’idée nationale, et plus largement à notre rapport trouble au politique – bien davantage qu’à quelque complot fédéraliste. Cette histoire dite « citoyenne » qu’on nous a proposé en 2006, elle était à mon avis très emblématique du soupçon qui pèse sur l’idée nationale en Occident depuis les années 1960 et au Québec depuis le référendum de 1995. Un phénomène que Serge Cantin, Jacques Beauchemin et vous-même aviez bien observé dans vos ouvrages respectifs. Ce rapport trouble à l’histoire que j’ai exploré dans Recours aux sources, cette fameuse « dénationalisation » non seulement du discours des souverainistes mais de nos élites intellectuelles et académiques. Cette association insidieuse de l’idée nationale au passéisme, à l’intolérance, à la discrimination… Le programme « javellisé » de 2006 témoignait de tout ça.
Nous avons aussi une peur bleue de la politique qui nous vient de très loin. C’est lié à notre hantise du conflit et de la division que j’évoquais plus haut. Dans le programme de 2006, on a évité de parler de politique parce qu’on craignait que cela nous divise… Très bien ! Imaginez des Français dont le programme d’enseignement évoquerait à peine la Révolution de 1789 ou le régime de Vichy ; des jeunes Américains à qui effleureraient la guerre civile ou la désastreuse aventure au Viêt-Nam ; des jeunes Allemands qui, une fois leur cours secondaire terminé, aurait à peine étudié les origines de Grande Guerre ou l’avènement du IIIe Reich ; des Israéliens qui ignorerait à peu près tout de la Guerre des Six jours ! Dans tous ces pays, l’histoire est un champ de bataille. Mais on est arrivé, non sans difficultés, à s’entendre sur une base factuelle minimale. Je pense qu’au Québec, on devrait se faire confiance et viser la même chose plutôt que de tout mettre sous le tapis.
MBC : Vous êtes membre de la Coalition pour l’histoire. Quelles en sont les principales revendications?
EB : Nos revendications ? Elles touchent tous les niveaux d’enseignement.
Pour le secondaire, il y a le rééquilibrage dont je viens de vous parler en faveur des grands événements politiques de notre histoire. Mais il y a aussi la structure du cours qui fait problème. Et là-dessus, absolument tout le monde est d’accord. Je rappelle que le cours de secondaire 3 est chronologique et couvre toute l’histoire du Québec des origines jusqu’à nos jours alors que celui de secondaire 4 est thématique. On revoit l’histoire du Québec mais par thème : l’économie, le pouvoir, etc. C’est presqu’un cours de science politique. Tous les enseignants nous disent que cette structure provoque des redites et des répétitions qui ennuient beaucoup les élèves. Pour faire court, je vous donne un exemple : on présentera brièvement les événements de la rébellion en secondaire 3 mais on reverra les institutions politiques de la colonie du Bas-Canada en secondaire 4… Forcément, on reparle des mêmes événements et des mêmes acteurs. Ce qu’on propose, c’est un approfondissement des contenus et un prolongement de la chronologie en secondaire 4. Le cours de secondaire 3 couvrirait, par exemple, la période qui irait des débuts jusqu’en 1867 alors que le cours de secondaire 4 traiterait de la période contemporaine.
En ce qui a trait au cégep, un coup de barre s’impose. L’étude de Gilles Laporte et de Myriam D’Arcy montre noir sur blanc que la fréquentation des cours d’histoire au collégial est en chute libre depuis quelques années. Faut-il imposer un cours obligatoire en histoire du Québec ? Plusieurs le croient. D’autres, plus pragmatiques, croient que la connaissance du Québec devrait devenir une « compétence obligatoire » au collégial. Chaque cégep devrait par conséquent élargir son offre de cours sur le Québec, ce qui pourrait inclure des cours d’histoire mais également d’autres disciplines.
À l’université, les choses sont plus difficiles mais il y a beaucoup à faire aussi. D’une part, revoir la formation des maîtres en histoire. Les étudiants en sciences de l’éducation qui comptent enseigner l’histoire se plaignent souvent de leur formation rachitique dans cette discipline. En effet, depuis la réforme Chagnon de 1994, les futurs enseignants doivent faire un bacc. de 4 ans en sciences de l’éducation. Or cette formation accorde trop peu de place à la discipline qui sera enseignée. En effet, après avoir vérifié les programmes de ces facultés, j’ai pu constater qu’en moyenne, un futur diplômé en sciences de l’éducation, option « univers social », n’aura suivi que 3 à 4 cours en histoire du Québec/Canada durant ses 4 ans de formation et de stages. Pour une personne qui enseignera l’histoire du Québec/Canada toute sa vie, cela nous semble nettement insuffisant ! À notre avis, le futur enseignant devrait avoir suivi au moins 10 cours en histoire du Québec/Canada, et là-dessus, au moins un ou deux cours sur la question nationale/constitutionnelle.
Avec une telle demande, les départements d’histoire n’auraient d’autres choix que d’accroître leur offre de cours en histoire politico-nationale. On constate en effet que ce champ est en friche dans nos départements. Alors que nous soulignons chaque année la Journée « nationale » des Patriotes, nous ne disposons d’aucun vrai spécialiste de ces événements dans l’un de nos départements francophones. Idem pour la Guerre de Sept ans ou pour l’histoire constitutionnelle du Québec et du Canada. Je n’ai rien contre les travaux en histoire sociale et culturelle, très en vogue chez les chercheurs. Je souhaite seulement qu’une vraie place soit accordée à cette historiographie plus traditionnelle, encore très appréciée du grand public. Je rêve qu’un universitaire Québécois produise une grande biographie comme celle de David Hackett Fisher consacrée à Champlain ou une nouvelle synthèse sur la Guerre de Sept Ans comparable à celle produite par Fred Anderson… Pour produire de telles œuvres, il faut un environnement de recherche, des séminaires plus spécialisés et des étudiants gradués. S’il y a de la place pour un mémoire sur le « Festival de cochon de Sainte-Perpétue » (Université Laval, 2009), il devrait y en avoir aussi pour des travaux qui portent sur des personnages ou des événements aussi peu importants que l’Acte de Québec ou Honoré Mercier… !
MBC : Sentez-vous un écho favorable dans la population ?
EB : Quand j’explique mes préoccupations ou que je présente les demandes de notre Coalition à des gens qui aiment l’histoire mais qui sont bien loin de tous ces débats, ils tombent des nues !! Je pense que nos revendications sont éminemment raisonnables, comme le montrent les sondages que nous avons menés.
MBC : Pourquoi alors cette apparente résistance des historiens universitaires ?
EB : À l’université, je constate aussi que les idées de la Coalition sont mal reçues. Mes collègues les perçoivent comme une mise en cause de leur travail. Ce qui n’est pas du tout le cas ! Je crois sincèrement à la liberté académique. Chaque chercheur est libre de se pencher sur les sujets de son choix. Et cette liberté doit être protégée à tout prix. Mais ce qui vaut pour eux, devrait aussi valoir pour celles et ceux qui restent attacher à une histoire politique plus traditionnelle, axée sur les grands événements et les grands personnages qui ont marqué notre histoire nationale. Je dis souvent que l’histoire nationale qui me passionne n’est pas plus « nationaliste » que leur histoire sociale n’est « socialiste » ! C’est un angle d’approche, une autre façon d’aborder notre passé.
Cela dit, je crois qu’il est possible d’allier engagement intellectuel et rigueur scientifique. La recherche en histoire des femmes a souvent été le lot d’historiennes « féministes ». Leurs travaux ont fait énormément progresser nos connaissances. L’histoire sociale était souvent le fait de gens qui avait une sensibilité de gauche, voire d’extrême-gauche. Leurs travaux ont été tout aussi importants. Pourquoi cela serait-il différent pour les « nationalistes » ? Faudrait-il arrêter de lire Fernand Ouellet parce qu’il était proche de Cité libre ? Ne plus s’intéresser à l’œuvre de Marcel Trudel parce qu’il a été l’un des fondateurs du Mouvement laïc de langue française ? La connaissance pure, et totalement désintéressée, est plutôt rare. Et croyez-moi, les travaux des adeptes de la connaissance pour la connaissance ne sont pas toujours les plus passionnants à lire ! Les gens qui passent des années à faire des thèses et à écrire des livres d’histoire sont souvent animés par des motivations très profondes et personnelles qui mobilisent tout leur être et qui donnent un sens à leur vie. Dans la mesure où l’on reste rigoureux dans nos démonstrations et respectueux des méthodes, l’engagement du chercheur ne devrait effaroucher personne.
MBC : Une question plus large : de quelle manière l’enseignement de l’histoire nationale est-elle indispensable à l’éducation civique des jeunes générations? Et quelles sont les conséquences civiques de l’effacement de la conscience historique? On dit souvent d’un peuple déculturé qu’il perd le sens de sa propre réalité et de ses propres intérêts. Partagez-vous ce constat?
EB : L’histoire, ce sont bien sûr des connaissances, une culture. Ces connaissances nous permettent de comprendre le présent. C’est beaucoup, c’est énorme. Ces connaissances éclairent le fonctionnement de nos institutions, les choix de nos prédécesseurs, les luttes des uns et des autres. Grâce à l’histoire, nous comprenons mieux comment notre société en est arrivée là… Elle donne du champ à notre compréhension du monde. Elle relativise aussi les malheurs du présent et à traverser les périodes plus sombres.
Mais l’histoire est aussi liée à l’identité. Grâce à l’histoire, nous savons mieux qui nous sommes. Éduquer à la citoyenneté, c’est présenter le récit des origines. C’est découvrir à quelle aventure collective on participe. Or dans notre cas, cette aventure a été bien incertaine. Ce qui nous distingue des autres, ce n’est pas la modernité que nous partageons avec tous les peuples d’Occident. Ce qui nous distingue, c’est précisément cette histoire unique, cet héritage culturel fragile, conservé puis développé par nos devanciers. La grande majorité des Québécois n’auront que leurs cours du secondaire pour comprendre cela. Après, ils seront libres de choisir ce qu’ils font de cet héritage. Mais au moins ils sauront qui ils sont et d’où ils viennent. Ils seront des êtres humains plus complets, plus conscients d’eux-mêmes.


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