Guernica bis

réserve

Pierre Vadeboncoeur
Écrivain
Édition du jeudi 14 septembre 2006
On peut avoir longtemps parlé de l'État d'Israël en s'efforçant de garder tout de même un peu de mesure malgré le conflit palestinien, les exactions territoriales, l'injustice de l'établissement initial, l'impérialisme israélien depuis et l'exil des populations colonisées. Le traitement des Juifs dans les pays chrétiens à travers les siècles et finalement l'Holocauste furent des crimes pour lesquels il n'y aura pas de rémission même dans mille ans. Le peuple juif n'aura jamais fini de demander réparation.


Soit. Cela est juste. Mais cette créance, impossible à satisfaire, ne peut pas se payer par des crédits inépuisables qu'on accorderait aux descendants des victimes des siècles quelque soit leur comportement actuel. Les persécutions passées n'ont pas renversé l'ordre de la justice elle-même. Un mal d'aujourd'hui ne peut pas être considéré comme un bien parce qu'il est le fait de ceux qui, jadis, en ont subi de pires.
Cette impossible balance ne doit pas laisser tout en suspens. L'incalculable créance historique de la race juive au sein de nos sociétés n'excuse pas le mal présent. La justice ne peut pas se payer par l'injustice. Ces comptes sont séparés.
Forcené, aveugle
Néanmoins, je suis de ceux qui, refusant tout à fait de prendre parti contre la Palestine, ressentaient pourtant, à la limite, envers Israël, tout en dénonçant fortement sa politique, une certaine retenue, quelque mauvaise conscience, une espèce de malaise.
Mais maintenant, ce ne sera plus vraiment la même chose. Au Liban, on a vu ce qu'on a vu. Des dévastations forcenées et aveugles. Les civils ensevelis sous les décombres des villages bombardés. Des populations en fuite. Des multitudes de maisons en poussière. Des infrastructures systématiquement détruites. Des masses d'individus laissés sans ressources et sans secours. Des écoles et des hôpitaux en cendres. Ce qu'on a vu, c'est Guernica.
La comparaison se tient. Qui a pu suivre sans révolte l'offensive israélienne au Liban ? C'était la tragédie de Guernica, cette petite ville d'Espagne détruite par l'aviation allemande en 1937, pendant la guerre civile du fasciste Franco. Cela change le point de vue.

Au Liban, crimes de guerre sur crimes de guerre. Le rouleau compresseur. L'écrasement. Pourquoi ? Pour deux soldats kidnappés et des lancements sporadiques de roquettes ? Pour faire éclater sur le Liban et le Hezbollah les rancoeurs accumulées ailleurs depuis quatre ou cinq ans ?
C'est assez. La cause est entendue.
L'armée israélienne a pratiqué au Liban une forme de violence militaire absolument contraire au droit international, également pratiquée par l'armée américaine en Irak dans les actions qu'elle mène de loin en loin sur des villes, comme ce fut le cas à Fallouja par exemple. Cette méthode consiste à pilonner des zones urbaines et leurs habitants en vue de tuer des terroristes ou des résistants susceptibles de s'y trouver aussi.
Une réédition de Guernica ? L'image est loin d'être excessive.
Sans filtre
Les trois députés canadiens, appartenant aux trois partis d'opposition, qui se sont rendus au Liban ont pu constater sur le terrain et sans le prisme de l'«information» l'effrayante désolation laissée par les attaques de l'aviation et des chars israéliens. Ce spectacle les a chavirés. Comment souffrir le paroxysme de la force brutale et de l'arbitraire ? La réalité inhumaine des événements était évidente. Les lieux, des amas de décombres. D'ailleurs, il faut reconnaître que la télévision a bien montré ce chaos.
Les députés n'ont pas pu supporter cela. Leur témoignage et leurs conclusions initiales étaient à prendre à la lettre. Enfin la vérité ! Il n'y avait pas alors, entre ces témoins et ce qu'ils ont vu de leurs yeux, le filtre du discours officiel, l'écran de la censure ou de la politique. Ils n'ont pas pu s'empêcher de parler.
Mais ce n'a pas été long : les appareils partisans les ont tout de suite désavoués, au point où le député libéral, quant à lui, a dû démissionner du poste dont il était chargé dans son parti, les affaires internationales. Gilles Duceppe, de son côté, comme chef de parti, n'a pas fait mieux que les autres. Mme Mourani, la députée bloquiste, a persisté un moment, au comble de l'indignation, à accuser Israël de crimes de guerre. Puis, le 31 août, elle a modifié son langage, probablement à cause d'une directive. Il n'y avait plus de crimes de guerre. Il n'y avait plus que des «actes répréhensibles»... Guernica, je suppose, était passé à l'histoire à cause des gestes «répréhensibles» de l'aviation nazie. Voir là-dessus Picasso.
Une seule guerre
Il y aurait lieu d'interpréter largement les événements du Liban. On peut subodorer dans la campagne israélienne une offensive préliminaire, indirecte, anticipée, visant à approcher, à pas de loup, vers la Syrie et l'Iran, une machine de guerre dont le relais serait repris, le moment venu, par l'armée américaine. S'agit-il là d'un dispositif de grande envergure ? La force va toujours quelque part.
La force, la plupart du temps, c'est le fil d'Ariane dans le labyrinthe compliqué des événements et du discours officiel, et la réalité dont on peut conjecturer la souveraine continuité quelles que soient les apparences. C'est une clef. L'invasion du Liban n'est pas une affaire particulière. C'est sottise que de l'interpréter ponctuellement.
Le Proche-Orient est un ensemble où se trame une politique impérialiste israélo-américaine dont les buts et la cohérence sont déterminés d'avance par le terrain et dont, par conséquent, on peut imaginer le parcours à venir. Il faut se fier à cette logique déjà inscrite matériellement sur le terrain. Ce à quoi on pense dans cette perspective se fera ou, du moins, sera tenté d'une manière ou d'une autre. L'invasion du Liban semble être un mouvement annonciateur.
La réalité doit se lire non pas comme une simple page mais dans le contexte de tout un chapitre. Les suites de l'impérialisme sont annoncées dans son présent. Sa loi est de continuité, de cohérence, de développement. Son présent est son avenir. Tout cela doit être considéré comme un ensemble, comme un train.
On présente événements et situations comme des accidents successifs. Or il faut les comprendre comme une séquence. Où va ce train ? À le prévoir, on comprend mieux les choses. C'est la guerre du Moyen-Orient qui se poursuit. Un acte de plus, comme par hasard. Cette guerre est une seule guerre.


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