Depuis le 18 juillet dernier, le gouvernement du Québec exige le port du masque dans les lieux publics fermés. En France, le premier ministre Jean Castex a évoqué, lui, la nécessité d’étendre le port obligatoire du masque en extérieur.
Quand toutes les études indiquent qu’aucun foyer de contagion n’est à signaler en plein air, quand on enregistre sur le territoire, québécois comme français, peuplé de millions d’habitants, moins d’une vingtaine de morts par jour depuis plusieurs semaines, il y a en effet de quoi se demander : « Que se passe-t-il ? »
Sommes-nous, comme ces organismes vaillants pourtant gravement touchés par le coronavirus, en train de faire une surréaction morbide ? Oui, morbide, car si les immunologues s’accordent à dire, contrairement aux médias, qu’il n’y a actuellement aucune seconde vague (mais une première vague où le virus n’était pas passé), on sait aussi que les admissions en Hôpital Psychiatrique ont explosé, comme les séparations et les suicides.
Tout se passe comme s’il nous était demandé de passer définitivement de la communauté à son exact contraire : l’immunité.
Le paradoxe qui voudrait que « quand on aime ses proches, on ne s’approche pas d’eux » (annonce qui passe en boucle sur les radios d’État et qui suggère que s’approcher de son proche revient à ne pas réellement l’aimer), ce paradoxe rend fou. Et l’extension de la peur à tous les lieux ne manquera pas d’accroitre ce terrible malaise.
Tout se passe comme s’il nous était demandé de passer définitivement de la communauté à son exact contraire : l’immunité. Com-munauté d’un côté : partage (co-) d’un munus, c’est-à-dire d’une dette, d’un don reçu qui nous oblige les uns aux autres ; im-munité de l’autre, refus de se recevoir d’un autre, refus de ce lien qui nous tient aux autres.
Toute com-munauté est de gratitude – et le paradigme de la communauté, selon le penseur italien Roberto Esposito à qui j’emprunte ce travail étymologique[1], est la fraternité chrétienne entendue comme l’assemblée de femmes et d’hommes unis par la conscience d’avoir reçu le don gratuit de la vie puis le don, plus grand encore, du Salut.
L’im-munité s’entend au contraire de la peur de l’autre : peur de la contagion qui, dans un monde où ma santé s’arrête là où commence celle de l’autre, prend la forme éthique de la crainte d’être soi-même contagieux.
Il ne faut pas être un grand visionnaire pour voir que c’est aujourd’hui la peur qui donne le ton. Ceux que cela agresse, ceux qui voient dans l’im-munité le sacrifice de la com-munauté au nom de la conservation de l’individu, se rassurent en se disant que ce n’est que pour un temps. Mais combien de temps ? Six mois ? Un an ? Dix ans ?
Il faut trois semaines, dit-on, pour prendre une habitude, bonne ou mauvaise. La distanciation physique est déjà ancrée dans nos mœurs. « Adoptez les bons réflexes », disent aussi les annonces en provenance de l’État. Mais ils sont adoptés depuis des semaines et la distanciation physique est bel et bien devenue une distanciation sociale : une façon de faire société dans la distance, une société sans communauté.
L’épidémie que nous traversons est réelle : un virus, à la symptomatologie flottante, circule avec rapidité. Mais un fait ne dit encore rien. La réponse qu’il exige est nécessaire autant que libre. On peut ainsi préférer la relation à la sécurité, en ajustant les consignes à la réalité des risques et en consentant à ceci : on n’entre pas en relation sans prendre toujours un risque. On peut au contraire préférer la sécurité à la relation et c’est manifestement ce qui arrive.
Les tableaux de Christoff Baron actualisent la venue du Christ en ce monde. Ces tableaux étaient exposés à l’église Notre-Dame du Cap Lihou à Granville depuis quelques semaines dans le cadre du festival « Mission on the rock ».
Son univers, tout à la fois inspiré de la bande dessinée et des vitraux, nous rend le Christ tout proche. Ces disciples qui l’entourent, ce sont nous. En les affublant d’un masque, dans un geste qui mutile volontairement l’une de ses œuvres, l’artiste pointe au moins trois dissonances fondamentales entre le message chrétien et l’injonction à généraliser le masque et la distanciation sociale.
D’une part, le Christ nous propose un sacré, non point défensif, mais offensif. Aux religiosités d’exclusion, fondées sur la distinction entre les purs et les impurs, laissant à sa marge et reléguant hors du temple les lépreux (terme très vague pour désigner toutes les maladies de peau ainsi que certaines maladies psychiques), l’aveugle-né et les parents de l’aveugle-né, la femme hémorroïsse et les bergers, à ces religions de l’intouchabilité, Jésus oppose une pureté contagieuse : il touche et se laisse toucher[2]. Il ne laisse pas l’homme qui saigne dans le fossé. La religion chrétienne sans le toucher n’est plus la religion chrétienne.
D’autre part, Jésus ne se satisfait pas d’une morale seulement négative. La fameuse règle d’or disait : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Le mal était d’agir et le bien d’éviter l’action. Jésus renverse la perspective : « Fais à autrui ce qu’il voudrait qu’il te fasse. » Le mal est de ne pas agir. De croire qu’« en restant chez soi, on sauve des vies », comme le dit encore un slogan. Le bien, c’est d’agir, quitte à se tromper. Le bien est un engagement et une prise de risque[3].
Enfin, et surtout, le Christ nous dit, par toute sa vie et sa prédication : N’ayez pas peur. Car il sait que la peur est le fondement de tous les faux pouvoirs. La promesse de la résurrection libère, autant que notre foi nous le permet, de la peur de la mort. La confiance qu’il faut faire au « Père céleste » libère des soucis du monde. L’amour nous donne l’audace de faire jaillir le frère là où était l’inconnu.
Deux sacralités s’opposent frontalement : une sacralité de la défense, qui demande au Léviathan de nous protéger les uns des autres ; une sacralité de la rencontre, du visage, des bras et de la main qui s’ouvrent. Cette seconde sacralité n’empêche pas la prudence.
Simplement, la prudence ne consiste pas seulement à faire ce qui est en notre pouvoir pour éviter un malheur. Mais à accepter que ce qui doit advenir advienne si, pour éviter ce malheur, nous en venions à nous nier nous-mêmes. Sans quoi il serait simplement prudent de collaborer avec l’ennemi, de ne devenir jamais un Résistant et d’accepter, pour survivre, non seulement quelques compromis mais toutes les compromissions.
L’acte artistique de Christoff Baron interroge nos compromis afin qu’ils ne deviennent pas des compromissions.
L’exposition des œuvres de Christoff Baron à Granville se poursuit jusqu’en décembre. Elle prendra sans doute ensuite la direction de l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen.
Sur le rapport entre le nouvel ordre hygiénique et la liberté, Martin Steffens fera paraitre un livre à la rentrée intitulé Marcher la nuit. Textes de patience et de résistance (aux éditions DDB).
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Martin Steffens, 43 ans, enseigne la philosophie en classe préparatoire littéraire à Strasbourg. Chroniqueur, auteur d’essais sur le consentement à l’existence (Petit traité de la joie, La vie en bleu, L’amour vrai…), il publie ces temps-ci Marcher la nuit. Textes de patience et de résistance (DDB) et Marie comme Dieu la conçoit (Cerf).
[1] Cf. Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la comunauté, PUF, 2000.
[2] Voir Christian Grappe, « Jésus et l’impureté », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Octobre-Décembre 2004. pp. 393-417.
[3] Voir à ce propos Gustave Thibon, « L’action et l’omission » in Nietzsche ou le déclin de l’esprit, Fayard 1975, pp.199-202.