par Henri Masson - (FR) L'anglais, la chanson, l'internet et le marché planétaire
dimanche 4 avril 2010 à 18h10
Réaction à des propos tenus par Véronique Mortaigne dans un article publié sur le site du Monde, le 27.03.2010, sous le titre La chanson française et le monde disparu de Jean Ferrat .
Réf. : La chanson française et le monde disparu de Jean Ferrat (Le Monde, 27.03.2010)
Bonjour,
Vous affirmez que :
* "Pour les observateurs de tendances, beaucoup de jeunes groupes français ont choisi, en 2009, d'écrire et de chanter en anglais."
Avant de parler de "choix", il serait utile de reprendre l'histoire au début, donc de faire des recherches sur le processus d'anglicisation du monde. Voici bien longtemps déjà que ces prétendus "choix" ont été faits non point par ceux qui croyaient choisir, mais par ceux qui ont fait le choix à leur place et à leur propre avantage, qui ont maintenu la pression et le conditionnement afin que quiconque croit béatement à un libre choix. Ce choix est le même que celui des républiques bananières où il n'y a qu'un candidat réel ou visible à la présidence.
La lecture de divers ouvrages, en particulier du professeur Robert Phillipson, de Frances Stonor Saunders, de Charles Durand, serait à cet égard fort profitable à toute personne croyant qu'il y a un choix réel, à plus forte raison si elle travaille dans l'information (1).
Par ailleurs, une étude de Jacques Leclerc, "Histoire sociolinguistique des États-Unis", en particulier les chapitres 4, 5, 6, 7 et 8, donne un éclairage intéressant et instructif sur l'anglicisation du monde. Par la même occasion, il serait possible aussi de parler d'anglicisation du "Monde", du fait que ce quotidien s'est fait complice de la domination de l'anglais bien avant le lendemain du 11 septembre, lorsque Jean-Marie Colombani a intitulé son éditorial "Nous sommes tous Américains !".
Le titre du second ouvrage de Charles Durand — "La nouvelle guerre contre l'intelligence" — évoque finalement plutôt bien ce qui se passe dans la chanson : une guerre contre l'intelligence, et aussi contre la pensée. Tuer la chanson française, c'est tuer la chanson à texte, la chanson qui invite ou incite à se poser des questions, à réfléchir, à penser, la chanson rebelle à la pensée unique, une chanson dans laquelle des géants de la stature de Brassens, Brel, Ferré, Ferrat ont de moins en moins leur place. C'est la macdonaldisation de la chanson : toujours le même menu obésifiant. C'est la chanson comme objet de consommation. Ça entre dans le cadre de la marchandisation de la culture. C'est la chanson vide-cerveaux dont peu de jeunes comprennent le sens, comme les troupeaux de fidèles qui chantaient la messe en latin.
Avec la chanson en anglais, le "décervelage à l'américaine", décrit et dénoncé par le professeur Herbert I. Schiller, devient un décervelage sans frontières, et ceci à la grande satisfaction de gens tels que David Rothkopf, un conseiller de l'administration Clinton : “Il y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, ces normes soient américaines; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soient des valeurs dans lesquelles les Étasusiens se sentent à l'aise.“ (2)
Est-ce possible d'être plus clair ? Il importe que les "Américains" se sentent à l'aise partout, que rien ne puisse les empêcher d'imposer leur modèle culturel, et par ce biais et par la même occasion, politique, économique et social. Et, partout dans le monde, que les plus gênés s'en aillent !
Dans les annonces pour les postes de hautes responsabilités et de décisions, ce sont des natifs anglophones qui sont exigés. Pas des gens pour qui l'anglais, même parfaitement maîtrisé, est une langue étrangère : "English native speaker" ou "English mother tongue". Autrement dit, des postes pour lesquels la totalité des zélateurs et apologistes de l'anglais non natifs anglophones ne conviendraient pas. Et il s'en trouve pour se pâmer d'admiration devant l'invasion de l'anglais ! Cette situation se traduit ainsi à Bruxelles :
"Ainsi, sur 27 chefs de cabinet de commissaires, 6 sont « native english speaker » (contre 2 francophones) et sur 35 porte-paroles de la Commission nommés, 13 « native » (contre 5 francophones de naissance). Notons au passage que beaucoup de ces "native english speaker" sont d'anciens journalistes d'agence de presse anglo-saxonne (Reuters, Bloomberg...). Et, pour la première fois, la Commission a même recruté un porte-parole américain... À terme, il vaudra mieux être Néo-Zélandais ou Australien pour travailler dans les institutions qu’Espagnol, Polonais ou Français." (Jean Quatremer : "L'Union dont "l'espéranto" est l'anglais", 18 mars 2010)
Mais ceci n'a rien de nouveau. Catherine Nay écrivait déjà, dans Valeurs Actuelles (2-8 oct.1999), qu'en plus du portefeuille de la vice-présidence de la nouvelle Commission européenne, l'Anglais Neil Kinnock avait en effet obtenu celui de la Réforme de la Commission :
"Dans les cabinets des vingt commissaires, l'Angleterre se taille la part du lion avec huit postes de direction, trois chefs de cabinets (l'équivalent de nos directeurs de cabinets ministériels) et cinq postes d'adjoints. La France, elle, n'en a obtenu que trois. Les Allemands quatre." ( ...) "L'anglais est devenu de fait la langue officielle, ce n'est plus le français, en réalité ça l'était de moins en moins, il y a eu accélération. Ricardo Levi, le porte-parole de Romano Prodi, ne s'exprime plus qu'en anglais alors qu'il parle très bien notre langue. Et Neil Kinnock, qui ne le parle pas, s'est opposé à la nomination d'un Français au poste de porte-parole adjoint."
Pratiquement une année entière sur tout le temps d'étude de la jeunesse, et pas seulement en France, est sacrifié à l'apprentissage de l'anglais, sans qu'elle puisse espérer se mesurer à des natifs anglophones dans des transactions, des négociations, des débats. Et il s'en trouve pour applaudir la domination de l'anglais ! Pour voir ce qu'il en coûte à l'Union européenne, lire "L'enseignement des langues étrangères comme politique publique", un rapport publié en 2005 et commandé au professeur François Grin (Univ. de Genève) par le Haut conseil de l'évaluation de l'école.
* "D'abord parce que l'anglais est la langue de l'Internet"
L'anglais a été la langue de l'Internet, au début, sans partage. Ce n'est plus le cas depuis quelques années : "On constate une réduction continue de la place de l'anglais, provoquée par l'essor des autres langues, notamment celles des pays émergents. Le français augmente plus vite que l'espagnol et le portugais. Il dépasse même l'espagnol pour la première fois depuis septembre 1998. L'éveil tardif de la France (et de la Belgique) à l'Internet semble expliquer l'essor du français, outre une politique volontariste de la Francophonie pour la production de contenus." (Internet dans le monde). Selon "Wikipedia" (version en anglais : "Global Internet usage"), le pourcentage n'est aujourd'hui que de 35,2% pour l'anglais.
Et même si l'anglais était la langue de l'Internet, est-ce que ça justifierait la place excessive d'une langue de moins de 5% de l'humanité et d'environ 13% de l'Union européenne comme langue native à la radio et à la télévision ? Est-il devenu "The World’s language", selon l'expression de Gordon Brown, par un choix raisonné et démocratique ou par le flair d'affairistes comme lui ?
Sous l'aspect linguistique, en matière d'apprentissage et de compréhension d'une langue, il est difficile d'aller plus loin dans l'irrationalité : "Parmi les langues alphabétiques, la championne de l’irrégularité est sans doute la langue anglaise" ("L’apprentissage de la lecture dans différentes langues". Johannes C. Ziegler, CNRS, Université de Provence). En Europe, les derniers élèves à savoir lire sont les petits Anglais (Marie-Estelle Pesch : "Le Figaro", 22-07-2008). La journaliste anglaise Frances Stonor Saunders a expliqué, dans son livre "Qui mène la danse ?", le rôle de la CIA dans la conversion de nos "élites" à l'anglais. La France et le monde paient aujourd'hui le prix de cette corruption.
De la même façon, il est dit que l'anglais est la langue de l'aviation. Du fait de leur puissance économique, les EUA ont très vite occupé la première place dans la construction aéronautique, mais l'anglais n'en est pas pour autant une langue adaptée à la communication. Cette prétendue "langue de l'aviation" est en fait une sélection de phrases toutes faites, d'ordres codifiés. Certains veulent cacher un problème grave, mais nul ne peut le cacher totalement et indéfiniment (3).
* "ensuite parce qu'il faut viser un marché planétaire où le français occupe un rang équivalent à celui du dialecte papou, mais surtout parce que la chanson française ne sait plus quoi penser de la société où elle vit."
C'est pour cela que, par exemple sur "France Info", la rubrique de chansons est pour l'essentiel consacrée à des chanteurs et à des groupes anglo-saxons. Et les francophones chantant en anglais sont là pour ramasser les miettes. C'est ce qui s'appelle être cocu et content de l'être. Pour en savoir plus, voir " Le « cadeau » de Gordon Brown au monde".
J'espère que ces quelques paragraphes vous aideront à l'avenir à distinguer le vrai du faux.
Bien cordialement.
***
Henri Masson
Coauteur de "L’homme qui a défié Babel" avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP.
1. En particulier :
* "Linguistic Imperialism". Robert Phillipson (1992).
* "Linguistic Imperialism Continued", Robert Phillipson (2000).
* "Qui mène la danse ? — La CIA et la guerre froide culturelle", Frances Stonor Saunders (2003, ou original en anglais : "Who Paid the Piper? : CIA and the Cultural Cold War" — 1999).
* "La mise en place des monopoles du savoir", Charles Durand (2003; réédition en préparation).
* "La nouvelle guerre contre l'intelligence", Charles Durand (3 tomes : 1 - Les Mythologies artificielles, 2001 — 2 - La Manipulation mentale par la destruction des langues, 2002 — 3. Une nouveau programme pour la conscience, 2003).
2.
"In Praise of Cultural Imperialism?", Foreign Policy, Numéro 107, Été 1997, pp. 38-53)
3.
* Aviation language problem: improving pilot-controller communication
* Making a new language for aviation
* Disqualifications of English for World Wide Aviation Background
* PHILOSOPHY FOR BUSINESS Issue 31 (voir II : "Language in Business", de Lawrence J.C. Baron, et, en particulier "Language and Security" et "Language and Aviation", sans compter d'autres aspects)
* Précisions de langage
* Illustration de l'anglais comme langue de l'aviation.
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