L'enseignement de l'anglais en première année: une décision idéologique

Chronique de Bernard Desgagné


Le Parti libéral du Québec aime bien se dépeindre comme le camp du pragmatisme, par opposition au Parti québécois, qui serait dogmatique. D'un côté, on aurait le sens des affaires, tandis que de l'autre, on se perdrait dans la rêverie. Les libéraux auraient des projets pour le Québec que les péquistes et leurs amis des syndicats et des groupes de pression s'emploieraient à torpiller. Dans cette optique, le gouvernement libéral vient de nous annoncer qu'à compter de septembre 2006, l'ensemble des écoliers québécois commenceront à apprendre l'anglais dès la première année d'école.
Selon la logique libérale, les Québécois ne connaissent pas assez l'anglais, qui est la langue des affaires, des sciences et des relations internationales. Pour que les jeunes se dénichent une place de choix sur le marché du travail et pour que la société québécoise puisse bien alimenter les entreprises en main-d'oeuvre bilingue, il faut mettre les bouchées doubles dans l'enseignement de l'anglais à l'école, quelle que soit la manière.
Mais en fait, le gouvernement libéral a tout faux en ce qui concerne le bilinguisme des Québécois. Pour paraphraser une description déjà entendue dans les cercles politiques, disons que les libéraux ont inventé un problème qui n'existait pas, qu'ils ont choisi une solution inefficace et qu'ils comptent laisser à d'autres le soin de réparer les pots cassés plus tard. L'enseignement de l'anglais à partir de la première année est une décision qui repose entièrement sur des motifs idéologiques et qui n'est pas du tout fondée, ni sur le plan social, ni sur le plan pédagogique. Comme bien d'autres décisions du gouvernement de Jean Charest, elle témoigne d'une conception coloniale de la société québécoise et d'une adhésion aux principes du néolibéralisme. Elle détourne l'attention des véritables problèmes et des voies prometteuses pour le Québec. Voyons comment cette décision s'inscrit dans une idéologie néfaste pour le Québec.
Les motifs idéologiques
Dans The Question of Separatism - Quebec and the Struggle over Sovereignty (Random House, 1980), la brillante urbaniste Jane Jacobs mettait en évidence la nature coloniale des économies canadienne et québécoise. Les constatations de Mme Jacobs sont toujours vraies aujourd'hui. Les économies canadienne et québécoise sont encore fondées en grande partie sur l'exploitation des ressources naturelles. On privilégie le rendement à court terme au détriment des activités qui auraient un effet structurant et qui favoriseraient la diversification et la viabilité de l'économie. Mais il y a quand même eu une certaine évolution en 25 ans. En effet, au colonialisme s'est ajouté le néolibéralisme. Et c'est cet amalgame qui forme aujourd'hui l'idéologie du gouvernement libéral du Québec.
Le colonialisme et le néolibéralisme conjugués ne peuvent qu'engendrer des projets permettant aux gens d'affaires, aux actionnaires ou à l'État de se remplir rapidement les poches sans trop se soucier de l'avenir: produire de l'électricité avec du gaz naturel de l'Alberta et des turbines fabriquées par les Américains; construire des condos dans un parc national pour les vendre à de riches villégiateurs; bâtir un centre de divertissement pour touristes autour d'un casino; inviter de gros capitaux américains ou ontariens à financer l'érection d'éoliennes fabriquées au Danemark et en Allemagne, sans même essayer parallèlement de se servir des capitaux québécois pour importer le savoir-faire et développer une expertise et une industrie purement québécoises. La caractéristique commune à tous ces projets, c'est qu'ils n'ont aucun effet structurant sur l'économie. Ils ont parfois aussi des conséquences néfastes sur le plan environnemental ou social.
Le Québec est l'un des grands producteurs d'hydroélectricité de la planète. Il est la patrie de Bombardier et il n'abrite aucun fabricant d'automobiles. Mais, en cette ère de péril climatique, le Québec n'a pratiquement pas de trains de passagers; il préfère acheter des bagnoles aux Américains et leur vendre l'électricité qui pourrait faire rouler les trains. Pourquoi? Parce que la construction d'un réseau performant de transport ferroviaire de passagers au Québec serait un projet plus risqué et moins rentable à court terme. Ça n'intéresse pas le secteur privé. Quant à l'État, le néolibéralisme exige qu'il n'intervienne pas. La France, elle, s'est dotée à grands frais d'un réseau formidable de transport ferroviaire. Et c'est l'État qui a assumé la plus grande part des risques et des dépenses. Aujourd'hui, pas un seul homme d'affaires français ne se plaindrait du TGV, qui est une grande réussite française.
C'est dans l'optique coloniale et néolibérale que les libéraux de Jean Charest s'efforcent de bilinguiser davantage la société québécoise. En effet, le néolibéralisme implique qu'on ne cherche pas à favoriser la propriété nationale des entreprises et que les entreprises québécoises doivent autant que possible être des multinationales, elles aussi, pour avoir des chances de survivre contre les géants étrangers. Dans ce contexte de mondialisation effrénée, où on charrie des marchandises sans arrêt un peu partout sur la planète, sans s'inquiéter des conséquences environnementales, et où on ne s'efforce plus de développer les marchés intérieurs, l'anglais devient essentiel. Les néolibéraux ont besoin d'imposer une langue universelle partout pour que les multinationales tournent rondement.
Le gouvernement libéral voit l'anglais comme l'une des clés de la croissance économique au Québec. Il pense qu'en bilinguisant davantage le Québec, il l'aidera à se débarrasser de ce qu'il perçoit comme une sorte d'allergie à l'argent, à l'instar du journaliste Alain Dubuc, de La Presse, qui dit que les Québécois ont besoin de faire du cash et d'être des winners.
L'absence de fondement social
Il est évident que le bilinguisme individuel présente des avantages et qu'il est souhaitable que les gens apprennent les langues étrangères. D'ailleurs, les écrits cités dans le présent article sont en anglais, preuve qu'il n'est nullement inspiré par une phobie de l'anglais ou des autres langues. Toutefois, les libéraux ont tort de s'inquiéter du bilinguisme des Québécois, tout simplement parce que ceux-ci sont déjà très fortement bilingues. Les chiffres fournis par Statistique Canada au sujet du bilinguisme anglais-français sont éloquents.
Au Québec, en 2001, deux personnes sur cinq (40,8 %) ont déclaré être bilingues. Ailleurs au Canada, le taux était seulement de 10,3 %. Il y a donc proportionnellement quatre fois plus de Québécois bilingues que de Canadiens bilingues dans les autres provinces, selon les statistiques. Le taux est du reste en forte hausse au Québec, par rapport aux recensements antérieurs, alors qu'il stagne dans le reste du Canada. Mieux encore, c'est parmi les jeunes adultes que le taux de bilinguisme est le plus élevé au Québec. Il est de 53,6 % parmi les jeunes adultes francophones de 20 à 24 ans et de 53,7 % parmi ceux de 25 à 29 ans.
Au Québec, on apprend l'anglais pour s'en servir pratiquement sa vie durant. Et comme le Québec est au coeur d'une mer anglophone, en Amérique du Nord, la langue anglaise pénètre pratiquement par osmose dans les cerveaux des Québécois. Au Canada anglais, on apprend le français à l'école, puis on l'oublie. La plus forte proportion de Canadiens bilingues hors du Québec se trouve dans le groupe d'âge des écoliers.
Il y a donc lieu de se demander pourquoi on peut vouloir bilinguiser le Québec encore davantage, si ce n'est pour y répandre encore plus l'anglais comme langue d'usage dans toutes les sphères de la société québécoise. Les efforts ne devraient-ils pas plutôt porter sur la francisation des milieux encore réfractaires à l'usage du français, 29 ans après l'adoption de la Charte de la langue française? L'État ne devrait-il pas stimuler davantage l'usage de la langue française dans les universités et dans le milieu de la recherche? Les jeunes Québécois ne devraient-ils pas pouvoir s'instruire davantage en français à l'université? La défense du français étant indissociable de la défense de la diversité culturelle, ne serait-il pas souhaitable que bon nombre de Québécois apprennent, comme langue seconde, d'autres langues que l'anglais? Est-il normal que les travailleurs québécois soient obligés de parler anglais dans une si forte proportion? Les relations des entreprises québécoises avec leurs clients ou leurs fournisseurs étrangers sont-elles à ce point intenses qu'elles exigent de chaque employé une connaissance approfondie de l'anglais? Les réponses à ces questions varient sans doute selon le degré auquel on adhère à l'idéologie coloniale et néolibérale du gouvernement de Jean Charest.
L'absence de fondement pédagogique
Au risque de décevoir les parents avides d'outiller précocement leurs enfants pour leur assurer les meilleures chances de réussite, il est faux de croire qu'en commençant l'enseignement de l'anglais pendant la jeune enfance, on obtiendra de meilleurs résultats. Au contraire, les adolescents et les adultes apprennent plus facilement une deuxième langue que les enfants. C'est ce qu'écrivait en 1992 un grand spécialiste de la question, le professeur Barry Mclaughlin, de l'Université de Californie, dans un texte intitulé «Myths and misconceptions about second language learning: what every teacher needs to unlearn». M. McLaughlin cite d'abondantes études à cet égard.
De plus, la meilleure façon d'apprendre une langue est de suivre des cours intensifs, et non d'en saupoudrer l'apprentissage sur 11 années à raison d'une heure ou deux par semaine. Les programmes d'immersion française au Canada anglais - qui ont en fait vu le jour dans des écoles anglaises du Québec à l'époque de la trudeaumanie - constituent à cet égard une expérience dont on pourrait s'inspirer dans les écoles françaises du Québec, sans nécessairement la calquer puisqu'au Québec, on baigne déjà dans l'anglais. On a constaté, au fil des ans, que les élèves qui commençaient à suivre un programme d'immersion à l'adolescence avaient, au bout de trois ans, d'aussi bonnes compétences linguistiques en langue seconde que les élèves du même âge qui avaient fait toutes leurs études dans un programme d'immersion, à partir de la maternelle.
Par ailleurs, pour bien préparer les jeunes enfants à apprendre plus tard une langue seconde, il faudrait premièrement les aider à développer leurs sens, notamment par la musique et les arts en général. Deuxièmement, il faudrait s'assurer qu'ils acquièrent de solides bases dans leur langue première. Un adolescent qui est fort en français, qui a l'oreille musicale et qui suit des cours intensifs d'anglais arrivera en quelques mois à de bien meilleurs résultats qu'un enfant qui apprend l'anglais une ou deux heures par semaine pendant six ans.
Conclusion
Obsédé par son idéologie coloniale et néolibérale, le gouvernement de Jean Charest ignore les statistiques et les études. Il ne semble pas voir que le taux de bilinguisme est déjà amplement suffisant au Québec et que, de toute manière, l'enseignement de l'anglais à partir de la première année sera une mesure inefficace. Mais ce qui est pire, c'est qu'en faisant avaler aux Québécois cette pilule tirée de sa pharmacie du parfait colonisé, le gouvernement les endort et sape leur confiance en leur langue et en leurs moyens.


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