Le monde ressemble de moins en moins au grand village planétaire autrefois célébré, de l’avis du p.-d.g. de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), Charles Emond. Et il n’ira pas en s’améliorant.
« Ce qui a été le plus sous-estimé depuis dix ans, quand je parle avec mes pairs, c’est le risque géopolitique », a constaté en entrevue au Devoir la semaine dernière le grand patron de l’institution québécoise, dont les trois quarts des quelque 400 milliards d’actifs totaux sont investis dans près de 70 pays, soit 170 milliards de plus qu’il y a cinq ans. « Le monde est complexe, incertain, volatil. Et ça va se complexifier avant de se simplifier. »
Or, l’économie mondiale n’est plus à l’ère de « la seule recherche du coût le plus bas [et à l’idée d’un] grand village global, [où] tout le monde se donne la main », observe celui qui doit présenter mardi une conférence sur le sujet devant le Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM). « Le village global est devenu plus fragmenté. »
On évoque souvent cette opposition qu’il y aurait entre, d’un côté, les pays développés (où les règles seraient plus prévisibles et plus claires) et, de l’autre côté, le reste de la planète (où l’on serait plus exposé à l’incertitude et à l’arbitraire). Mais même « investir dans un pays développé n’est plus la même chose qu’il y a cinq ou dix ans », explique-t-il.
Et il n’est pas seulement question ici des États-Unis au temps de l’ancien président Donald Trump ni du Royaume-Uni à l’ère du Brexit. « La réalité est que tous les pays sont actuellement un peu plus populistes, un peu plus centrés sur leurs propres politiques et leurs enjeux intérieurs ou en proie à des tensions sociales. »
Dans ces circonstances, la Caisse de dépôt n’a pas d’autre choix que d’établir des politiques d’investissement adaptées aux particularités de chaque économie. On cherche aussi, chaque fois, à s’associer à un partenaire local qui aura « l’influence, la connaissance du terrain, les relations avec les autorités » utiles pour dénicher les bonnes affaires et intervenir en notre faveur en cas de besoin.
40 % aux États-Unis, 25 % au Canada
Avec, au 31 décembre dernier, 78 milliards d’actifs au Québec, où le produit intérieur brut est d’un peu plus de 500 milliards, la CDPQ est déjà le fonds de pension qui investit le plus dans sa propre économie dans le monde, se félicite Charles Emond. On s’est fixé pour cible de porter ce total à 100 milliards d’ici 2026.
L’ensemble du Canada ne comptait toutefois, au 31 décembre, que pour le quart de ses 402 milliards d’actifs totaux. En fait, c’est dans l’immense économie américaine que la Caisse de dépôt avait la plus grande part de ses actifs, avec 40 % du total ; l’Europe (16 %), la région Asie-Pacifique (12 %), l’Amérique latine (4 %) et le reste du monde (3 %) arrivent beaucoup plus loin derrière.
Il est toutefois à prévoir que le poids relatif des États-Unis diminuera au profit de l’Asie afin de tenir compte de la croissance phénoménale de cette dernière, dit Charles Emond. « Il y a un vent de dos. Mais la prudence reste de mise. »
On ne doit pas accorder trop d’importance à la récente fermeture, pour des raisons essentiellement techniques et pratiques, du dernier (petit) bureau que la Caisse de dépôt avait encore en Chine, assure son chef. Il est toutefois vrai que les conditions d’affaires dans la deuxième économie mondiale et les rapports souvent tendus entre Pékin et les pays occidentaux ont incité l’institution à n’y investir que 3 % de ses actifs et à les garder dans des secteurs relativement simples, comme la Bourse, ou peu litigieux, comme les entrepôts et la logistique.
D’un autre côté, les récents bouleversements des chaînes d’approvisionnement ont montré comment les économies sont souvent plus imbriquées les unes dans les autres qu’il n’y paraît. « Si vous avez des actions de Volkswagen, d’Apple ou de Home Depot, vous avez 30 % de votre portefeuille qui est exposé à la Chine », rappelle-t-il.
L’avantage de la Caisse de dépôt
La dernière année a été difficile pour la CDPQ, qui gère principalement les avoirs de caisses de retraite publiques et parapubliques québécoises, mais aussi d’autres organismes d’État.
Faisant face notamment à une montée en flèche de l’inflation, à une hausse record des taux d’intérêt des banques centrales et à l’amplification des tensions géopolitiques avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle a dû composer avec la pire correction simultanée des marchés boursiers et obligataires en 50 ans. Cela s’est traduit par un rendement négatif de 5,6 % qui, malgré tout, se comparait très favorablement aux pertes essuyées par les autres acteurs comparables.
La Caisse de dépôt a aussi remporté des prix internationaux comme chef de file dans son secteur, notamment pour l’avancement des principes de l’investissement durable, ainsi que pour son apport au développement économique du Québec.
Ces honneurs ne font pas seulement plaisir, dit Charles Emond : ils soulignent un avantage que la CDPQ ne manque pas de mettre en avant dans un monde où la concurrence entre les grands investisseurs internationaux pour les principaux projets est de plus en plus féroce.
Contrairement à d’autres, l’engagement de la Caisse de dépôt pour le développement réel et durable ne vise pas seulement à se donner une belle image ou bonne conscience, souligne son patron. En matière environnementale, par exemple, « les gens le voient beaucoup comme une stratégie défensive, comme quelque chose qu’il faut dire aujourd’hui ». « La réalité, c’est que la transition climatique est la plus grande occasion d’investissement qu’il y ait eu depuis 50 ans. C’est gigantesque. »
À preuve, les investissements de la CDPQ dans les énergies renouvelables lui ont rapporté 20 % de rendement depuis 5 ans, contre 7 % dans le pétrolier… « si on n’en était pas sortis ».
Quant au développement de l’économie québécoise, « les entrepreneurs d’ici savent que ce n’est pas long avant de se heurter aux murs de la frontière du Québec et de devoir aller à l’extérieur ». Et la Caisse de dépôt peut les y aider en leur faisant partager son expertise et en les mettant en contact avec les quelque 5000 entreprises avec lesquelles elle fait affaire dans le monde.
Correction: Une citation publiée dans la version originale de cet article indiquait: « Ce qui a été le plus sous-estimé depuis dix ans par mes pairs, c’est le risque géopolitique. » Il fallait plutôt lire: « Ce qui a été le plus sous-estimé depuis dix ans, quand je parle avec mes pairs, c’est le risque géopolitique. »