François Legault se prépare à partir pour Saint-Jean de Terre-Neuve afin d’y entreprendre des « négociations » en vue d’un partenariat énergétique gagnant-gagnant entre le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador (T.-N.-L.). Réussira-t-il là où ses prédécesseurs ont échoué ?
Le premier ministre québécois risque de recevoir un accueil hostile dans la péninsule d’Avalon. En effet, plus d’un Terre-Neuvien ne peut se résoudre à accepter l’idée qu’Hydro-Québec achète la quasi‐totalité de l’énergie produite par la centrale des Churchill Falls, d’une puissance nominale de plus de 5400 mégawatts, à un coût dérisoire — 0,2 ¢ par kilowattheure (kWh) — en vertu d’un contrat conclu le 12 mai 1969.
Dans The Telegram, Gabe Gregory dénonçait pas plus tard que vendredi que le Québec mange la laine sur le dos de T.-N.-L. en « récolt[ant] des dizaines de milliards de dollars du contrat de Churchill Falls » et en « empêch[ant] tout développement » du Labrador depuis plus de 50 ans. La venue de François Legault serait ni plus ni moins qu’une « insulte pour les Terre-Neuviens », fait valoir le résident de St. Philip’s.
« Un “deal” dans les années 1960 »
Le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey, se fait un devoir de rappeler de temps à autre l’affront subi par les Terre-Neuviens, qui ne sont jamais parvenus à renégocier le contrat intervenu entre Churchill Falls (Labrador) Corporation Limited (CFLCo) et Hydro-Québec en 1969. « On pourrait dire qu’on est un peu humiliés [nous] aussi, d’avoir perdu le Labrador, les Québécois. Je dis ça chaque fois qu’Andrew Furey me ramène ça », a souligné M. Legault en marge d’une rencontre des élus caquistes il y a trois semaines.
Il n’en demeure pas moins que le Québec a usé d’une « position extrêmement dominante » pour « extorquer — on peut le dire — des conditions outrageusement favorables dans ce contrat », soutient le titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal, Pierre-Olivier Pineau. « Ce n’est pas glorieux », ajoute-t-il, tout en précisant ne pas être « l’arbitre de l’histoire ».
Le professeur invité à l’Université d’Ottawa Jean-Thomas Bernard n’est pas d’accord. Selon lui, CFLCo n’a « pas du tout, pas du tout » été trompé par Hydro-Québec, qui a assumé les risques associés au projet de développement du fleuve Churchill et aux aléas des prix de l’électricité sur le marché. À l’époque, plusieurs ne juraient que sur le pétrole et le nucléaire à bon marché n’anticipant pas les chocs tarifaires à venir, raconte l’expert, ayant amorcé sa carrière d’enseignant quelques mois avant le choc pétrolier de 1973.
En tout cas, François Legault n’a pas le contrat de 1969 sur la conscience. « Quand ç’a été construit dans les années 1950, ils étaient bien contents d’avoir Hydro-Québec comme expert et comme client. Ce qu’on a eu comme tarif, c’est au coût, je suis d’accord, mais c’était un bon deal dans les années 1960. Quand on regarde ça aujourd’hui avec le prix de l’électricité, de payer un quart de cent du kilowattheure [sic] alors que, bon, les projets d’éoliens, de barrages en coûtent 5, 6, 7, 8 cents, ils regardent ça et ils se disent… Ils ont contesté le contrat deux fois et ils ont perdu deux fois, bon », a-t-il rappelé.
Cela dit, Québec ne pourra pas faire l’économie d’une discussion sur une majoration du coût du kilowattheure post-2041, avant de discuter d’un éventuel accroissement de la production d’électricité du complexe des chutes Churchill ou encore de la construction d’un barrage à Gull Island à l’est, convient M. Legault, qui ambitionne d’imposer le Québec comme « le premier État en Amérique du Nord » à chasser les gaz à effet de serre (GES) et à « développer l’économie verte » : « batteries vertes », aluminium « vert », et acier « vert »…
Devenir de bons voisins ?
Les professeurs Pineau et Bernard soutiennent tous deux qu’« une bonne entente » énergétique, à la fois pour le Québec et T.-N.-L., est possible. « S’il y a une volonté politique », précise M. Pineau de HEC Montréal. « C’est certain qu’on va devoir payer un prix qui est plus proche de la vraie valeur de cette énergie-là. On ne va pas racheter les avantages et l’humiliation, mais on va payer un prix plus élevé », ajoute-t-il, plaidant pour la participation du Québec à des projets de corridors énergétiques comme la « Boucle de l’Atlantique ». « On a beaucoup plus à gagner à développer une bonne relation de collaboration avec nos voisins. »
Cela dit, ni lui ni le professeur Jean-Thomas Bernard ne pense que Québec et Terre-Neuve-et-Labrador sont « condamnés à s’entendre ». À défaut d’un nouveau contrat, T.-N.-L. pourrait attirer un producteur d’hydrogène ou une « aluminerie dernier cri » sur son territoire, ou encore rêver à un lien électrique transatlantique comme le proposent le plus sérieusement du monde des universitaires. « Le Labrador a quand même quelques cartes qu’il pourrait jouer », signale M. Pineau.
De son côté, le Québec pourrait aussi se débrouiller seul avec « énormément d’efficacité énergétique », des parcs éoliens, des parcs solaires et « peut-être des barrages », mais serait frustré dans ses ambitions d’exporter de l’électricité verte, suggère-t-il. « Ce qu’on exporte du Québec, c’est ce qu’on importe du Labrador, grosso modo. Le Québec n’est pas un exportateur d’électricité. Le Québec est un trader d’électricité, on achète à 0,2 ¢ sur le Labrador et on revend à 4 ¢US aux États-Unis. »
Bref, à 18 ans de la fin du contrat controversé, le Québec a le temps nécessaire pour tourner le dos à Terre-Neuve-et-Labrador et lancer des projets éoliens, solaires et hydrauliques sur son territoire. « On est capables de construire des barrages avant 2041 », a averti M. Legault le 27 janvier dernier, tout en s’affairant à trouver un moment pour rencontrer le premier ministre Andrew Furey.
« Il est prêt à commencer les négos. Moi, je suis prêt à commencer les négos, a affirmé M. Legault. On est complémentaires, on est faits pour s’entendre. »