CORRUPTION ET SORCELLERIE DES MÉDIAS, par Jean-Luce Morlie
par Julien Alexandre Billet invité
Des deux côtés de la méditerranée, les peuples s’indignent de la corruption tandis que dans le même temps, les journaux alignent « affaires » sur « affaires ». Mardi matin sur France Culture, Marc Voinchet abordait la corruption en compagnie de Pierre Lascousmes, de Raphael Einthoven et de Leyla Dakhli, tandis que Pierre Péan était « l’invité sur bande magnétique ». Je crois utile d’interroger cette montée « en puissance médiatique » du thème de la corruption avant que la saturation de nos consciences n’occulte, une fois encore, son historicité au nom de sa naturalité supposée (Lucien Ayissi - Corruption et Gouvernance ). Sur la même radio, à 18h, dans sa chronique quotidienne, Alain-Gérard Slama reprenait ce thème pour souligner en substance que, par la corruption, le capitalisme creusait sa propre tombe ! Alors au fond, si la situation est si sérieuse, les médias auraient pu s’en occuper avant et avec autant de pugnacité, le phénomène est si massif ! Devant cet état de fait, il me semble légitime de tenter de comprendre comment cette spectaculaire mise en avant-scène pourrait n’avoir pour effet que de permettre, sans plus d’examen, de tourner la page du rôle de la corruption dans l’histoire des soixante dernières années du capitalisme ?
Pour nos sociétés européennes, les travaux de Pierre Lascoumes sur la corruption montrent sa prégnance quotidienne (l’attribution d’un logement social, etc.) et pas seulement en haut de l’échelle ; les formes diffèrent selon les pays, les « petites enveloppes » envers les fonctionnaires sont moins nombreuses en France qu’en Grèce, mais les « réseaux » de passe-droit y ont leur place. Globalement, cette gangrène exige sans doute d’autres conceptualisations que le raisonnement fonctionnaliste de type « huile dans les rouages » ou le pessimiste anthropologique anhistorique qui l’attache à la « nature humaine ». Un affinement de notre conception de la corruption est peut-être d’autant plus nécessaire que la menace du « tous pourris » (dont Einthoven se prêtait à produire l’écho) détournent de l’examen du passé par l’annonce de son traitement par les « ayatollahs de vertus », selon l’expression de Voinchet : dans l’Italie des années trente, le fascisme désignait les mafias « hors l’État » et autorisait leur chasse tandis qu’il s’appropriait de ses pratiques violentes à l’intérieur du tout État.
Nous avons changé d’ère, les sociétés capitalistes spectaculaires marchandes ont engendré une corruption de type capitaliste spectaculaire marchand dans laquelle les images de la corruption médiatisent les rapports sociaux à la hauteur de la corruption de ces rapports, par exemple DSK se trouve instrumentalisé avec pour fonction d’exploser l’audimat du voyeurisme, fut-il, par ailleurs blanc comme neige. Certes, cela se passe toujours un peu comme dans les années vingt, lorsque la publication de « Satan conduit le bal » assouvissait les mêmes désirs, mais à l’époque, Monsieur le Curé en interdisait la lecture et l’on obéissait ! Bien entendu, la base anthropologique de la corruption demeure l’assouvissement des passions vulgaires (Platon, commenté par Ayissi, p.101 et p. 126), tandis que son usage social demeure la constitution de chaînes de dépendances hiérarchiques ; cette compréhension n’est pas neuve, la Boétie, en son temps, désignait nommément la corruption comme « secret de la domination ». Il existe toutefois une différence essentielle entre le rôle joué par la corruption dans les sociétés anciennes et les nôtres. Pour l’ancien, elle participe encore du balancement des affects entre le « pur » et « l’impur », le « haut » et le « bas » des « passions corporelles », elle s’inscrit dans le double jeu carnavalesque relatif au système de normes. L’ancien principe de la réversibilité des rôles montrait à la fois la nature affective du lien humain et la nature imaginaire de l’adhésion aux formes sociales. La possibilité même de cette inversion de rôle confortait et maîtrisait d’un mouvement convergent cette construction humaine de la nature humaine et la construction humaine des formes de son adhésion au pouvoir. L’ambivalence des rôles subsiste, un peu abâtardie et moins « ouverte », comme lorsque la tricherie au sommet de l’État s’appuie sur le plaisir de tricher avec la feuille d’impôt et inversement. Aujourd’hui encore, la corruption conserve à merveille les jouissances qui lui furent attachées dans cette période d’accumulation primitive des affects soutenant les structures du pouvoir, et bien entendu, à l’insu de la conscience que nous en avons. La corruption n’existe qu’en référence à un code social, aussi dans sa première phase, l’entrée en corruption demande une phase de jeu. Et ce jeu est très sérieux, pour beaucoup, c’est l’entrée dans une chaîne de commandement parallèle motivée par l’espoir d’échapper ainsi aux contraintes tristes de l’acceptation d’un salariat étriqué, et pour d’autres, elle ouvre la voie permettant d’augmenter les jouissances que la promotion de ses propres talents par ses propres vertus ne pourrait satisfaire. Dans ce jeu ou l’éducation bascule dans le fossé, le couple corrupteur-corrompu commence par se tâter. Entre le petit fonctionnaire et son futur client, il s’agit d’abord de se reconnaître sur le mode de communication des affects et donc, sans que cela soit dit, de faire passer en réciprocité le message partagé selon lequel le code social sera mis hors-jeu et pour un enjeu de plus bas niveau. De plus, le corrompu ne sera pas tenté par le corrupteur, sans qu’il n’ait montré les signes préalables à la reconnaissance de sa prédisposition. Les menaces de violence physique pour rupture du pacte viendront plus tard, les mafias ne contestent à l’État son rôle de monopole de la violence physique que lorsque l’accord tacite d’acceptation d’une dominance hiérarchique est rompu et que les deux clans, désormais d’un même bord, ne viennent à s’affronter pour le pouvoir.
La corruption véhicule aussi tous les anciens plaisirs de la magie (Ayissi) : faire exister ce qui n’est pas, faire advenir une immense fortune, créer des marchés fictifs, et comme pour Giscard faire croire aux « avions renifleurs » (de pétrole). Bien entendu, la magie fonctionne, le fonctionnaire qui y réussit le mieux obtiendra, pour de vrai, le poste de niveau supérieur. Du plus haut niveau de l’échelle hiérarchique jusqu’au plus bas, la magie de la corruption court-circuite les exigences de la norme et transforme toute médiocrité en excellence, le fainéant trouve à s’y employer, tandis que les peu doués accèdent aux magistratures suprêmes 1 ; mieux encore, au nom de l’intégrité, les plus doués – ces crétins qui n’ont pas les pieds sur terre - en boivent d’eux-mêmes la ciguë. Tous ces traits anciens sont encore présents aujourd’hui, et ne distinguent pas fondamentalement notre rapport à la corruption des rapports anciens. Il y a pourtant une caractéristique profonde de la corruption sur laquelle nous divergeons : la corruption , « on la tait » ou bien si l’on en parle ce n’est que « sur un mode particulier », une façon « de dire qui ne dit pas vraiment ». Ce silence – l’omerta – tient bien entendu à la nature parasitaire de la corruption, elle vit sur son hôte, aussi le tuer c’est se condamner, d’où l’étonnante remarque de Slama sur le suicide du capitalisme par corruption. Le silence sur la corruption n’est pas non plus le résultat d’une méconnaissance. Sous l’URSS, par exemple, la corruption de la nomenklatura était massive et les comportements des gens entièrement forgés par les passions vulgaires et étriquées qui lui sont nécessaires pour prospérer et dont elle se nourrit, le tout noyé d’humour et d’alcool, l’œuvre de Zinoviev en témoigne (pour les réclamations, adressez-vous à lui pour le sac Vuitton – Glasnost et Perestroïka – voyez Poutine). Cette notion de discrétion déroule ses effets à partir du niveau psychologique pour passer ensuite du micropolitique au macropolitique, le « joue et tais-toi quel que soit le cas » initial rencontre le sentiment de risque, le sentiment de honte d’avoir violé la vertu, ensuite la société qui la laisse prospérer et que cette déchéance condamne perd toute fierté sur elle-même, aucune société globale ne peut se prendre la corruption comme un impératif moral catégorique et se dire « tu seras corrompue », pour ensuite soulever haut ses jupes pour bien montrer combien elle l’est. Pourtant, dans nos sociétés notre rapport social à la corruption passe plus par la TV que par les cours de justice, l’écran en est plein tandis que le marais croupi dans l’ombre, l’à quoi bon. L’image surmultipliée renforce notre rapport de défaite envers ceux qui nous défont, les peuples sont battus !
Parvenu au stade spectaculaire marchand, le capitalisme est aujourd’hui aux mains d’une oligarchie financière mafieuse ayant réussi la mise en coupe réglée des États, lesquels viennent de donner aux banques les liquidités par lesquelles elles spéculent et continuent à faire de l’argent en pariant sur l’endettement des États qu’elles viennent juste de mettre sur la paille. Ce cercle magique absolu et par lequel s’achève sous nos yeux l’ascension capitaliste appelle un retournement vers une forme de conception substantialiste de la corruption, qu’il s’agit peut-être, et pour autant que ce soit désiré, de prévenir et donc d’expliquer. L’astuce de ce retournement est d’une très grande banalité : il s’agit simplement de faire oublier l’historicité de l’instrumentalisation de la corruption dans la genèse de cette dernière phase du capitalisme, avant que de passer à autre chose. Nous aurons donc été défaits par les mauvais instincts que nous partageons tous ! L’amorce d’un débat sur la place de la corruption semble pourtant s’annoncer : ce mardi, sur France Culture, Raphael Einthoven s’abritait sous le rôle de l’avocat du diable pour défendre la thèse de la naturalité en s’aidant d’un éventail argumentaire allant de « tout le monde n’est pas comme ça », « ce n’est pas toujours si grave » à la « possibilité de rédemption du pêcheur » ; moins léger, et à propos des dispositions fiscales délinquantes intra européennes, Pierre Lacousmes rappelait qu’il s’agit bien de deal politique et non d’une simple disposition schizoïde des dirigeants, lesquels autoriseraient pour leur main gauche, et sans en avoir nullement conscience, de faire ce que pour leur main droite ils refuseraient. Cette discussion sur l’intentionnalité de la corruption dans l’histoire du capitalisme présente un enjeu dont, je crois, il faudrait débattre en profondeur, ainsi, Paul Jorion sur son blog tient à apporter sur ce sujet la précision suivante :
« Dans ces exposés, Janet Tavakoli présente la crise des subprimes comme une « pyramide » ou une « cavalerie », non pas « spontanée », mais orchestrée. Autrement dit, tandis que je présente la crise des subprimes comme étant essentiellement une dynamique disons « de type physique », elle la présente elle comme résultant essentiellement de fraudes intentionnelles. Il ne me viendra jamais à l’esprit de dire que la fraude est étrangère à la crise des subprimes. Il y a eu fraude, mais celle-ci n’a pas joué à mon sens un rôle plus important dans la crise des subprimes que celui qu’elle joue en permanence en finance – et dans le monde des affaires en général où elle est endémique. »
Takavoli vs. Jorion. La crise des subprimes : pyramide orchestrée ou spontanée
Pour Jorion, la corruption est de tout temps et de partout, mieux encore , dans son article Comment l’on devient l’anthropologue de la crise, il relate comment l’acceptation ou le refus de sa pratique trace le mur de verre par lequel les décideurs se séparent du commun et assurent leur pouvoir. Il semble toutefois que Paul Jorion considère que la corruption intervient à titre de variable extérieure à la dynamique propre des systèmes financiers et économiques. L’enjeu de ce cantonnement est en effet d’importance lorsqu’il s’agit de concevoir les règles d’un fonctionnement économique moins susceptible d’effondrement que la forme actuelle du capitalisme. Assurément, si la corruption devient un facteur explicatif, si le capitalisme est, bien au-delà d’un système de production destiné à satisfaire nos besoins, essentiellement un développement et une tentative de perpétuation dans le but de satisfaire le bonheur à dominer de quelques-uns, alors à quoi bon se tracasser d’une constitution pour l’économie, puisque rien ne peut s’opposer à l’éternel retour des débâcles, lesquelles seront tout au plus retardées (accessoirement s’il faut régler l’économie, organisons la production et choisissons des produits susceptibles de satisfaire de plus bénéfiques passions que les passions vulgaires, et surtout prenons, des précaution pour que l’économie ne serve plus de faux-nez à des visées de domination). Jorion apporte un argument supplémentaire : ne considérer que la corruption conduirait à jeter la critique avec l’eau du bain en faisant croire à la possibilité de régler ce genre de problème par quelques condamnations. Ces questions méritent discussions. Ainsi, pour Jean de Maillard, la corruption est devenue une nécessité fonctionnelle de l’économie à partir de la crise des Saving & loan (1970). Selon de Maillard, la succession des crises est engendrée par les déséquilibres résultant des moyens mis en œuvre pour stabiliser la crise précédente. À chaque fois, les seuls moyens de rééquilibrer à nouveau furent de sortir toujours davantage du cadre légal. Dans sa chronique, Slama évoquait le fait que l’accentuation réglementaire de la finance favorise l’émergence des failles qui permettent son exploitation délictueuse et terminait sa chronique en rappelant que les montages financiers nécessaires au maquillage des comptes de la Grèce pour son entrée dans l’UE furent commandés à Goldman Sachs : l’intentionnalité est patente. Il me semble que deux niveaux d’interprétation du rôle de la corruption peuvent être pris en considération et de façon simultanée. Casamayor remarquait déjà en 1973 que la complexité des systèmes, la multiplication des arcanes et des failles offraient un terrain propice à la corruption 2. Cette position rejoint celle adoptée aujourd’hui par Jorion. Toutefois, il convient de prendre en considération la coévolution des systèmes par la sélection de leurs opérateurs concepteurs, car de fait, une fois passé le mur de verre, le choix de développer la complexité résulte d’une simple succession de tactiques destinées à abriter l’intention de tricher des décideurs cooptés. Dans ce mécanisme, la complexité est instrumentalisée pour déguiser la triche, et dès lors, c’est bien une forme de corruption qui en définitive gouverne le système. Parallèlement et indépendamment des enseignements auxquels un débat de ce type pourrait nous conduire, nous pouvons également nous poser la question, toute différente, des intérêts liés à la représentation médiatique de ce débat, ce qui ultérieurement (je n’aborde pas cet aspect) conduirait à comprendre les distorsions que l’image imposée de la corruption imprime aux rapports de corruptions effectifs.
Au stade de l’oligarchie financière, le capitalisme spectaculaire marchand autorise – nous le constatons – un « arrêt sur image » sur la corruption financière. Si les journalistes n’y faisaient pas attention, il est fort à redouter que le matraquage médiatique ne réactive notre rapport archaïque à la corruption. Comme l’écrit le professeur Ayissi dans son (très remarquable et plaisant) traité de phénoménologie de la corruption 3 :
La substantialisation de la corruption lors de sa dénonciation dans les discours officiels a quelque chose de superstitieux : on s’imagine qu’on dénonce un être coupable d’aliéner un cosmos et d’instaurer un chaos. Cette représentation fantastique est assortie de la croyance superstitieuse qu’à force de dénoncer publiquement cet être diabolique, on pourra finir par le tenir absolument en son pouvoir ; on pourra le neutraliser en enfermant hermétiquement son pouvoir destructeur dans les mots. C’est le bon vieux principe de la vigilance magique.
Lucien Ayissi, Corruption et gouvernance, l’Harmattan, 2008 210p. ; p. 23
Dans cette perspective, la crise de la finance se révélerait dès lors comme un abcès de fixation, une plume apotropaïque, recrachée par le capitalisme en quête de la croyance à sa propre guérison (l’effet Buffet). Du pillage de l’Amérique latine par l’United Fruit dans les années cinquante à la relégation en Afrique de nos déchets encombrants, en passant par le transit des valises par les paradis de la délinquance fiscaux, et l’exceptionnel management de Tepco, le capitalisme n’a prospéré que par la volonté des acteurs de sa construction de tisser, en quelques décennies de spectaculaire intégré, une toile de corruptions aussi serrée que diffuse, et dont l’usage spectaculaire consistait précisément à nous en présenter sous le nez de petites bouchées hollywoodiennes afin de nous tenir à l’écart de la perception de son mouvement d’ensemble. Il reste que substantialiser la corruption, la renvoyer à la partie démoniaque de la nature humaine gomme son historicité (Ayissi, p. 185) et par là même, nous prive des moyens d’avancer d’un pas dans l’histoire humaine de la nature humaine.
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1 Casamayor, cité et commenté par Ayissi, P.76
2 « La corruption, comme tous les vices, part d’abord d’une vertu : la tolérance. Puis aussi de résignation : « on n’y peut rien », avec une pointe d’orgueil : » je suis réaliste. » Elle n’est pas seulement un vice, elle est une maladie, et elle est aussi un défaut technique, ou tout au moins elle en révèle un grave, elle prospère sur les pannes du système, sur la complication, comme les champignons sur le fumier… c’est si vrai que l’on pourrait s’en servir comme d’un détecteur de panne… »
Casamayor, « La Corruption », in Esprit, N°420 – janvier 1973
3 L’ouvrage d’Ayissi pourrait, de façon jubilatoire, se retrouver dans l’une des poches de chaque indigné, en construction de l’émancipation qui vient.
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