La Cour suprême et l’intérêt « national »

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La nation québécoise doit se doter unilatéralement d’une Constitution du Québec et d’une Cour suprême du Québec, qui aura la primauté judiciaire en matière linguistique sur son territoire national

Il n'y a qu'une assemblée «nationale» au Canada... C'est l'Assemblée nationale du Québec. Aucune autre législature provinciale n'adopte la désignation «nationale». Même au Parlement fédéral, la Chambre des communes et le Sénat n'utilisent pas le qualificatif «national»...


Et pourtant, à l'extérieur du Québec, le mot «national» est couramment employé en anglais pour désigner l'ensemble du Canada. En anglais, le mot est le plus souvent synonyme d'État. Pour les Anglo-Canadiens, la «nation» (prononcer nay-shune), c'est le Canada. Ainsi, l'organisme responsable des affaires fédérales dans la région d'Ottawa s'appelle la «Commission de la capitale nationale». Parcs Canada administre un réseau pan-canadien de «parcs nationaux» et ainsi de suite.


«National», synonyme de canadien...


Mais nulle part le mot «national», au sens Canadian, a-t-il une plus grande importance qu'à la Cour suprême du Canada. Pour ces neuf juges nommés par le premier ministre fédéral, «national» est synonyme de fédéral, canadien ou pan-canadien. Les questions purement québécoises deviennent des affaires «locales», à la limite provinciales, mais certainement pas nationales. Et pour la plus haute cour du pays, il apparaît assez clair que «l'intérêt national» (c.-à-d. canadien) a préséance sur l'intérêt local ou provincial. Que les principes du fédéralisme - qui consacrent l'égalité juridique entre l'État fédéral et les États fédérés - disent le contraire ne semble plus avoir d'importance.


Pourquoi s'attarder à la Cour suprême? Parce qu'elle est justement «suprême». L'ultime recours. Et depuis la Charte des longs couteaux de 1982, elle est l'arbitre officiel des litiges constitutionnels. Ses décisions sont finales et sans appel. Seuls le Parlement fédéral et les législatures des États fédérés peuvent modifier ou renverser, par un acte législatif, des jugements de la Cour suprême, et ce, dans les limites permises par la constitution. Alors si les adversaires de la Loi 21 sur la laïcité de l'État du Québec gagnent devant le plus haut tribunal du Canada, soit en limitant la clause dérogatoire, soit en rendant inconstitutionnel le fond même du texte législatif, c'en est fini de la Loi 21. Pouf! Disparue. Cul-de-sac!


Mais revenons au mot clé «national». N'oublions pas qu'à la Cour suprême, nous planons dans la stratosphère juridique. Ici, le sens d'un seul terme, d'une seule expression peut susciter de longs débats et avoir des conséquences majeures et durables. Prenons comme exemple l'article 23 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les textes anglais et français étant différents, la Cour suprême a dû choisir et la simple présence du mot «de» en français (établissements d'enseignement de la minorité linguistique) a valu aux minorités francophones hors-Québec le droit à la gestion de leurs propres réseaux scolaires à travers le pays, «lorsque le nombre le justifie» bien sûr.


Si tâtillonneux à l'habitude...


Mais ces juges suprêmes, si tâtillonneux à l'habitude, n'ont que faire des nuances et des détails, même fondamentaux, quand vient le temps de lancer à tort et à travers le mot «national» sans prendre le temps de le définir. Dans le célèbre Renvoi sur les valeurs mobilières, en 2011, ils ont utilisé le terme «national» à 75 reprises, et «local» une quarantaine de fois. Les mots les plus précis auraient été «fédéral», «provincial», même «municipal» à l'occasion. La Cour suprême aurait pu évoquer une réglementation «fédérale» des valeurs mobilières au lieu d'une réglementation «nationale». Mais non. Par contre, le choix des mots nous éclaire sur le sens que leur accordent nos juges suprêmes... Jamais, dans ce jugement, n'aurait-on songé à voir dans la réglementation québécoise des valeurs mobilières une intervention «nationale»... L'intérêt national du Québec devient intérêt «local» à la Cour suprême.


Avance rapide au 25 mars 2021. Que s'est-il passé? La Cour suprême a asséné un coup de masse au principe fédéral qui régit le Canada depuis 1867 en accordant au gouvernement central un statut supérieur à celui des provinces. Dans l'affaire sur la taxation des gaz à effet de serre, les juges ont décidé qu'Ottawa pouvait, quand il estime que l'intérêt «national» (comprendre ici l'intérêt du Canada) est menacé par l'inaction ou l'action d'une ou de plusieurs provinces, légiférer dans des compétences provinciales.


Quel intérêt national?


Et ce n'est pas là une mesure temporaire. «L'effet de la reconnaissance d'une matière en vertu de la théorie de l'intérêt national est permanent et confère compétence exclusive au Parlement (fédéral) en cette matière», écrivaient les juges majoritaires dans leur décision (voir bit.ly/3w5vd9e). Et qui décide si un enjeu devient tout à coup d'intérêt «national»? Poser la question c'est y répondre: Ottawa et ses juges...


Et voilà. La table est mise. Au-delà d'une reconnaissance symbolique de la «nation québécoise» par la Chambre des communes en 2006, la majorité anglo-canadienne qui détient l'ultime pouvoir décisionnel dans la fédération canadienne voit le gouvernement d'Ottawa comme son gouvernement «national». Le Canada est sa «nay-shune»... Les anglophones du Canada se disent Canadian, jamais English Canadian. Ils se réservent l'appellation nationale. À nous, ils diront French Canadians, ou Quebecers. L'appellation locale. En ce sens, la Cour suprême constitue le fidèle reflet de la société et du gouvernement sur lesquels il trône.


Et pourtant, contrairement aux autres provinces, le Québec possède son propre «intérêt national», indépendamment de l'intérêt national ou post-national des Anglo-Canadiens. Quand la Cour suprême évoque en français l'intérêt national comme s'il n'y en avait qu'un, celui d'Ottawa, elle commet au mieux un anglicisme. Au pire, le plus haut tribunal du pays vient d'affirmer que l'intérêt national anglo-canadien a priorité sur l'intérêt national québécois.


Que faire?


Alors que fait-on? Y aura-t-il au moins un juriste pour obliger la Cour suprême à définir clairement le mot «national» et à enfin reconnaître qu'il existe au Canada deux intérêts nationaux différents, et parfois opposés: celui du Canada et celui du Québec? Ou mieux, y aura-il enfin un gouvernement québécois qui dira à Ottawa que nous en avons marre de ce régime juridique de «broche à foin» et qu'en vertu de notre intérêt «national», nous refusons désormais d'y participer?