Texte publié dans Le Devoir du mardi 22 janvier 2008
Nommez-moi cinq femmes philosophes? Cinq? Hannah Arendt, les deux Simone,
Weil et Beauvoir, et puis après, on se gratte la petite tête. Autant dire
que les femmes, comme philosophes, n’existent pas. Feuilletez, autant que
vous voudrez, les dictionnaires de philosophie, et les manuels de philo
destinés à l’enseignement collégial, examinez les plans de cours des
professeurs de philosophie des collèges et des universités, jetez un coup
d’œil sur l’offre des cours des différents départements de philosophie des
universités québécoises, et vous comprendrez trois choses : la première,
c’est que l’histoire de la philosophie occidentale est mâle.
La seconde,
c’est que la question de la différence des sexes et celle de la femme,
questions devenues brûlantes lorsque apparurent les théories égalitaires,
de même que les théories féministes qui les ont critiquées, bref, tout ce
pan de la tradition philosophique demeure jusqu’à aujourd’hui un continent
ignoré, méconnu, banni, un objet théorique négligé, évincé, occulté, sans
noblesse et sans intérêt, alors qu’il y aurait tant à dire d’un point de
vue épistémologique, anthropologique, éthique et politique. Non, on préfère
plutôt parler de l’Humanité au grand complet et de l’Être humain jamais
rencontré. C’est tellement plus facile alors de dire que tous les humains
sont égaux. Hein?
Finalement, la troisième chose que l’on remarque, et non
la moindre, c’est que contrairement aux universités anglophones, les
départements de philosophie des universités francophones refusent de
reconnaître comme discipline philosophique, les études féministes. Faudra
faire vos études à McGill, à Concordia ou aux États. Encore derrière les
Anglais, mais cette fois-ci, ça ne semble pas trop nous offusquer… Un gros
nuage de silences convenus, pensez-vous ? Pire encore, un barrage
idéologique aussi colossal que celui de la Baie James. Cinq philosophes? Eh
oui, Beauvoir est existentialiste, mais vous ne voudriez tout de même pas
qu’on l’enseigne en plus!
Soixante ans après la publication du Deuxième sexe, cet ouvrage
philosophique majeur, comment expliquer que celui-ci ne passe toujours pas
la rampe institutionnelle de l’enseignement de la philosophie? Qu’il n’a
probablement jamais été lu par la plupart de ceux et celles qui font
profession de l’enseigner. Comment expliquer que, pour la première fois
dans l’histoire des idées, une analyse critique et substantielle de la
condition des femmes, s’appuyant à la fois sur le marxisme, l’hégélianisme
et principalement l’existentialisme, que cette analyse aussi radicale,
brillante et exhaustive fut-elle, demeure toujours massivement boudée, et
que l’on ne parle que de « Jean-Sol Partre »?
Comment expliquer qu’après
toutes les critiques et recherches théoriques que ce livre a suscitées,
aménageant un espace conceptuel, d’où penser « autrement » le féminin, et
donnant ainsi un essor et une légitimité aux études féministes, comment
justifier un tel désaveu de la part des philosophes? Comment expliquer que
ce texte qui a eu un impact fracassant et décisif dans la vie des femmes et
des hommes en chair et en os, ayant été à l’origine d’une véritable
révolution sociale et politique, puisse à ce point continuer d’être déserté
et dédaigné? Comment expliquer que cette bible du féminisme, ce texte
charnière, toujours d’actualité, et qui a si largement contribué à
l’émancipation des femmes, demeure encore un texte philosophique mineur,
marginal, voire même suspect? Dites, vous en connaissez beaucoup des écrits
philosophiques qui ont engagé aussi concrètement la moitié de l’humanité
sur la voie d’une réelle liberté? Ce texte de Beauvoir est immense, c’est
un tremblement de terre à lui tout seul, mais pourquoi refuse-t-on d’y
entrer?
Parce que la majorité des professeurs de philosophie sont des hommes, qui
sont soit indifférents à ces questions ou soit idéologiquement résistants à
les aborder. Sans compter, certaines femmes qui sont aussi des hommes…
Alors, ce n’est pas demain, la veille. Pauvre Simone, t’as pas fini d’être
morte!
Quand des hommes parlent de la condition des femmes et défendent leurs
intérêts, comme Poullain de la Barre, Condorcet et John Stuart Mill, ils
parlent comme des philosophes, mais lorsque des femmes traitent des mêmes
sujets, par exemple, Mary Wollstonecraft et Simone de Beauvoir,
étonnamment, on les considère comme des féministes plutôt que des
philosophes. Ce qui n’est certes pas un compliment par les temps qui
courent. Ce « glissement » sémantique n’est pas innocent, et révèle une
volonté de discréditer subtilement le discours de ces femmes, en le
présentant comme subjectif, partial, particulier, spécifique, exclusif, et
secondaire, rabaissant ainsi ses prétentions théoriques à l’objectivité et
à l’universalité, ces sottes prétentions de la philosophie, et soulignant
surtout, à gros traits, son caractère éminemment suspect. Encore la
souillure d’Ève…
Enseigner Rousseau, et taire sa conception de la femme, c’est être
objectif et faire de la philosophie. Enseigner Beauvoir, et parler de sa
conception de la femme, c’est être subjectif et faire de l’idéologie. Ciel!
Trouvez l’erreur! Beauvoir disait que l’homme est l’Un et que la femme est
l’Autre. Que l’Un est présence au monde, et l’Autre, absence à celui-ci.
C’est bien cela. Rousseau pour les cours généraux au collégial et Beauvoir
pour les complémentaires. Peut-être…
La tradition philosophique a refusé à la femme une âme, une raison et même
un sexe, avec Freud. Ne serait-il pas temps de lui accorder une parole?
L’enseignement de la philosophie va-t-il demeurer à jamais imperméable aux
études féministes? Et pourtant, on aurait pu croire que la philosophie,
comme réflexion critique, apporte des correctifs au sexisme et aux préjugés
sur les femmes, mais par cet assourdissant silence, elle apporte plutôt une
surenchère des raisons pour justifier leur infériorisation.
Cinq femmes philosophes? Non, quatre! [Hypatie. Philosophe et
mathématicienne grecque->http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Hypatie]. Elle ouvrit une école à Alexandrie, où elle y
commentait Platon et Aristote. Elle mourut massacrée par la foule, excitée
contre elle par des moines. Morte. Assassinée. À cette époque, c’était
comme ça qu’on faisait! Autre temps, autre mœurs…
Louise Mailloux
Professeure de philosophie
Cegep du Vieux Montréal
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4 commentaires
Archives de Vigile Répondre
11 août 2008Je suis une nouvelle enseignante de philosophie. Je commence là la fin août, et à moins de deux semaines de la rentrée, vous m'avez convaincue : je change mon plan de cours ! Merci, merci.
Archives de Vigile Répondre
18 janvier 2008Cher monsieur Gouin,
Vous pourriez, vous aussi, être dans le vrai! Répandez la "bonne nouvelle"...
Qui sait, peut-être qu'un jour...
Solidairement,
Louise Mailloux
Archives de Vigile Répondre
17 janvier 2008-
Vous êtes dans le vrai, mademoiselle Mailloux.
Et le regrette vivement.
Un membre de cette confrérie fort peu sororiale, en effet. Et qui n'en est pas particulièrement fier.
Assurément.
-
Archives de Vigile Répondre
15 janvier 2008Madame Mailloux, votre texte m'émeut et je en vous remercie.
Peut-être l'ignorez-vous, mais Hypatie d'Alexandrie est l'héroïne, avec Hubert Aquin, de mon premier roman: "Renaissance en Paganie", paru d'abord à l'Hexagone, en 1987, puis réédité chez Typo, en 2005.
Heureusement, vous en conviendrez avec moi, que la pensée n'est pas l'apanage des philosophes. C'est ainsi que celle des femmes, pour n'être pas partie prenante du DISCOURS patenté, contribue avec efficacité à humaniser les sociétés en les soustrayant au seul attrait du pouvoir, cette futilité que toute personne intelligente finit par voir et qui, dès lors, voit la puissance de la gratuité, c'est-à-dire de l'amour, comme force de changement.
La religion, l'armée, la politique, l'université ont toujours refusé l'apport de la pensée des femmes. Elle s'est donc déployée ailleurs, à mon avis, pour la santé de l'humanité.
Avec amitié,
Andrée Ferretti.