Combien de propriétaires de bateaux canadiens n'auraient jamais payé de taxes ni de droits de douane à l'achat de leur yacht ou de leur voilier? Combien d'argent échappe aux gouvernements? Direction lac Champlain, où le stratagème a même profité au sous-ministre responsable de l'Agence des services frontaliers du Canada.
Un texte de Marie-Maude Denis - Enquête
« C'est comme une immense boutique hors-taxe », s'indigne Tom Dragoon, douanier américain à la retraite. « Mets ton bateau d'un demi-million dans le lac Champlain et voilà : c'est hors taxes! C'est comme le Far West. Tout le monde est bien gras et satisfait », rage-t-il, disant se sentir envahi par « un grand camping flottant ».
Sur le lac Champlain, l'immense majorité des bateaux sont immatriculés au Canada, même ceux qui naviguent en territoire américain. Plusieurs valent des centaines de milliers de dollars, voire davantage.
Pour un Bénéteau d'une valeur d'un demi-million de dollars, les taxes s'élèveraient normalement à 75 000 $. S'il a été fabriqué en Europe, il faudrait ajouter des droits de douane d'environ 45 000 $. Le bateau de 500 000 $ coûterait donc 620 000 $. Mais pas à Saint-Paul-de-l'Île-aux-Noix, près de la frontière américaine, où les marinas proposent à leurs clients d'acheter un bateau sans payer la TPS et la TVQ.
« Il n'y a aucune taxe. Il n'y a aucune taxe parce que [...] c'est un bateau canadien qu'on vous vend. Il va être enregistré au port de Montréal - on s'occupe de l'enregistrement - mais il ne sera pas utilisé en eaux canadiennes. »
— Vendeur dans une marina de Saint-Paul-de-l'Île-aux-Noix
Comment ça fonctionne? Les marinas offrent à leur client de procéder à l'exportation de leur bateau aux États-Unis; ils n'ont donc pas de taxes à payer au Canada. Mais on ne dit jamais aux Américains qu'on a importé un bien. Aucune taxe n'est donc payée ni dans un pays ni dans l'autre. Et les douaniers américains se retrouvent bernés parce qu'il s'agit de résidents canadiens à bord d'un bateau immatriculé au Canada, qui disent venir « passer l'été aux États-Unis ».
Pour Me Marwah Rizqy, membre des Barreaux du Québec et de l'État de New York, les marchands et les acheteurs profitent du fait que les différentes autorités impliquées n'échangent pas leurs informations.
Les trois marinas de Saint-Paul assurent que la pratique est complètement légale et qu'elles ont la bénédiction des autorités. Revenu Québec et l'Agence du revenu du Canada nous confirment qu'il n'y a pas de taxes ni de droits de douane à payer sur un bien au Canada si celui-ci est exporté dans un autre pays. Les douaniers affirment aussi que l'exportation des bateaux respecte les règles.
Mais si certains aspects du processus - pris séparément - sont légaux, l'ensemble du processus pourrait être frauduleux.
« Si vous expliquez à Revenu Québec votre stratagème complet, je serais fortement étonnée qu'ils arrivent à la conclusion que tout ça est légal. »
— Me Marwah Rizqy
Un courriel interne de l'Agence des services frontaliers confirme d'ailleurs l'existence de cette pratique en la qualifiant de « combine » et avance qu'il y aurait au moins 600 bateaux hors-taxes sur le lac Champlain. « Ce problème facilite et perpétue le non-respect des lois canadiennes et possiblement américaines. Il fait perdre d'importants revenus au Canada. Il faut mettre fin le plus tôt possible à cette combine. »
Un sous-ministre qui profite de la combine
Nous avons également obtenu copie d'une chaîne de courriels datée du 14 août. La chaîne commence avec Christine Gosselin, une des propriétaires de la marina Gosselin, à Saint-Paul-de-l'Île-aux-Noix, qui écrit directement à François Guimont, sous-ministre responsable notamment de la GRC, du SCRS et de l'Agence des services frontaliers.
« De source sûre, les douaniers s'apprêtent, dès la semaine prochaine, à ne plus laisser entrer de bateaux hors taxes au Canada, à moins d'obtenir des directives écrites d'Ottawa », écrit-elle.
« L'ensemble des marinas de notre région subira d'énormes pertes de revenus, c'est une catastrophe. Est-il possible de relancer les personnes concernées? » poursuit-elle.
Le courriel de la propriétaire de la marina Gosselin chemine de façon étonnante.
- 6 h 24 : elle l'envoie au sous-ministre.
- 8 h 51 : le sous-ministre le fait suivre directement à la présidente de l'Agence des services frontaliers du Canada.
- 10 h 26 : la présidente le fait suivre à trois subalternes en parlant de la « demande » de M. Guimont.
- Le jour même, la demande se répand dans l'organisation par cinq nouveaux messages, maintenant marqués prioritaires. Une conférence téléphonique est organisée.
Vingt-quatre personnes sont impliquées pour régler le problème de la marina Gosselin. Comment se fait-il qu'elle ait un accès direct à ce sous-ministre?
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Nous avons découvert que François Guimont est propriétaire d'un voilier d'une valeur de près de 450 000 $, dont les droits de douane et les taxes représentent plus de 105 000 $. Se pourrait-il que le sous-ministre ait profité de la combine?
- « Moi je fais exactement ce que la marina Gosselin demande par rapport à ce qui est permis, par rapport aux douanes. Simplement », répond-il.
- Est-ce que vous importez ensuite votre bateau aux États-Unis officiellement, le faire immatriculer aux États-Unis?
- « Écoutez, moi, j'ai fait ce qui doit être fait par rapport à la marina Gosselin et ce serait à eux autres de répondre. »
- Mais vous êtes pas conscient que c'est un peu une entourloupette cette affaire-là?
- « C'est à vous de demander à la marina Gosselin. Simplement. »
- Est-ce que madame Gosselin a communiqué avec vous dernièrement pour vous sensibiliser à cette situation-là?
- « J'ai pas d'autres commentaires à faire. »
« Je trouve ça très surprenant une réponse de la part d'un sous-ministre de se référer à une marina pour respecter la loi. »
— Me Marwah Rizqy
L'Agence des services frontaliers a refusé notre demande d'entrevue et s'est contentée de dire qu'elle allait sensibiliser les propriétaires de bateaux à leurs obligations. Plusieurs d'entre eux pourraient toutefois avoir une très mauvaise surprise au cours des prochains mois, car les douaniers américains nous ont confié avoir l'intention de procéder à des inspections très serrées pour s'assurer que les taxes ont été payées, aux États-Unis comme au Canada.
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