Lamentable fiction, l'austérité continue de sévir et de servir les banques

Crise mondiale — crise financière

Par Slavoj Zizek, philosophe - Le résultat des élections grecques du 17 juin dernier - une courte victoire des conservateurs de Nouvelle Démocratie sur le mouvement de gauche Syriza, et la rapide formation d'un gouvernement de coalition "pro-européen" - a déclenché un gigantesque soupir de soulagement à travers toute l'Europe : la catastrophe était tout juste évitée, l'euro et l'unité européenne avaient prévalu... Mais en réalité, une occasion unique a été manquée. L'Europe pouvait enfin faire le choix de se confronter à la profondeur de son impasse économique et politique. Un journaliste de CNN a récemment proposé une métaphore pertinente pour décrire la situation. Il a comparé les décideurs européens à des " jongleurs d'assiettes chinoises, ces artistes qui font tourner des assiettes sur des bâtons". D'après lui, "la difficulté est bien sûr de continuer de préserver le mouvement, sans quoi les assiettes tombent et se cassent. C'est le spectacle auquel nous assistons aujourd'hui en Europe. Seulement, les artistes s'appellent Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Juncker, président de l'Eurogroupe, José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, et les assiettes sont la Grèce, les banques espagnoles, les déficits italiens, les euro-obligations, et la chancelière allemande, Angela Merkel. Chaque jour, on installe toujours plus d'assiettes, et chacun proclame la fin prochaine du spectacle. Hélas, le suspens se poursuit". Ce qui se déroule à Bruxelles s'apparente effectivement à ce type de numéro : les eurocrates se contentent de repousser l'échéance en ajoutant de nouvelles assiettes. L'équilibre créé est de plus en plus fragile, sans que soit remise en cause la fiction financière sur laquelle il s'appuie. Pendant la campagne, on n'a pas manqué de reprocher à Syriza de promouvoir des fables gauchistes. Cependant, c'est bien le plan d'austérité imposé par Bruxelles qui est de l'ordre de la fiction, et aujourd'hui, chacun est prisonnier d'une étrange illusion collective et sait que ces plans sont fictifs ; chacun sait que l'Etat grec ne pourra jamais rembourser la dette ; chacun choisit d'ignorer l'absurdité évidente des projections financières sur lesquelles les plans sont fondés. Et, comme nous le savons également tous, l'objectif véritable de ces mesures de sauvetage n'est pas de sauver la Grèce, mais de sauver les banques européennes. Le film Ninotchka, d'Ernst Lubitsch, sorti en 1939, donne à voir une scène d'une amusante dialectique. Le personnage principal entre dans une cafétéria, commande un café sans crème, et se voit répondre par le serveur : "Désolé, mais nous n'avons plus de crème, nous n'avons que du lait. Puis-je vous apporter un café sans lait ?" Dans les deux cas, le client se voit servir le même café simple, mais il s'accompagne d'une négation différente, d'abord un café-avec-une-absence-de-crème, ensuite un café-avec-une-absence-de-lait. La Grèce connaît la même pénible situation : les Grecs se verront servir un certain type d'austérité - mais se verront-ils servir le café de l'austérité avec une absence de crème, ou avec une absence de lait ? C'est ici que l'establishment européen triche. Il se comporte comme s'il servait aux Grecs le café de l'austérité sans crème (le fait que les épreuves que vous traversez donneront des fruits qui ne profiteront pas seulement aux banques européennes), alors qu'il sert en réalité aux Grecs un café sans lait (ce ne sont pas les Grecs qui bénéficieront des épreuves qu'ils traversent). Syriza n'est pas un groupe de dangereux "extrémistes" : ce mouvement se montre pragmatique et cherche une solution aux problèmes créés par d'autres. Les rêveurs dangereux sont ceux qui imposent les mesures d'austérité et qui pensent que les choses peuvent se perpétuer indéfiniment telles qu'elles sont, pourvu que des changements superficiels soient apportés. Les partisans de Syriza ne sont pas des rêveurs, ils incarnent le réveil d'un rêve qui est en train de se transformer en un cauchemar. Ils ne détruisent rien, ils réagissent à l'autodestruction du système. Syriza est un mouvement de gauche radicale qui s'est extirpé de sa position confortable de résistant, et qui a affiché avec courage sa détermination à prendre le pouvoir. Raison pour laquelle les Grecs devraient être sanctionnés, comme l'a récemment écrit Bill Frezza dans Forbes Magazine. "Ce dont le monde a besoin, c'est un exemple contemporain de communisme. Quelle meilleure candidate que la Grèce ? (...) Ejectons-la simplement de l'Union européenne, fermons le robinet à euros, qui coule à flots. Puis attendons une génération avant de faire le bilan." On souhaite répéter le scénario joué en Haïti après sa révolution en 1804 : la Grèce devrait être châtiée de manière exemplaire afin d'en finir avec toute tentation d'employer des solutions à la crise émanant de la gauche radicale. On a dit de Syriza qu'elle n'a pas l'expérience nécessaire pour gouverner. C'est vrai. Elle n'a pas plongé un pays dans la banqueroute, à force de tricher et de voler. Et voilà qui nous amène à l'absurdité de la politique de l'establishment européen, qui prêche l'habituelle doxa : payer les impôts, lutter contre le clientélisme grec..., et qui place tous ses espoirs dans la coalition des deux partis qui ont apporté à la Grèce ce clientélisme. La victoire de Nouvelle Démocratie fut le résultat d'une campagne brutale, saturée de mensonges et de déclarations catastrophistes. En cas de victoire de Syriza, la Grèce devait sombrer dans la faim, le chaos et la terreur d'Etat policier. Au cours de la campagne, certains journaux, proches de Nouvelle Démocratie, se sont livrés à des attaques incessantes contre l'Allemagne, comparant les pressions exercées par Bruxelles à une nouvelle occupation allemande de la Grèce, ou présentant Angela Merkel dans l'uniforme nazi. Ces mêmes titres de la presse conservatrice promettaient de "nettoyer les rues grecques", et d'utiliser les fonds européens pour financer la construction de centres de détention destinés aux immigrés clandestins. La pression exercée par l'Union européenne sur la Grèce afin que soient mises en oeuvre les mesures d'austérité correspond à ce que la psychanalyse appelle le surmoi. Le surmoi n'est pas une instance éthique au sens propre du terme, mais un agent sadique qui bombarde le sujet d'exigences impossibles, jouissant de façon obscène de l'échec du sujet à s'y conformer. Le paradoxe du surmoi, c'est que, comme Freud le vit clairement, plus nous obéissons à ses exigences, plus nous ressentons de la culpabilité. Voilà ce qui est si terriblement néfaste dans les exigences de l'Union européenne : elles ne donnent pas la moindre chance à la Grèce, l'échec de la Grèce fait partie intégrante du jeu. *** Traduit de l'anglais par Frédéric Joly Slavoj Zizek, philosophe Slavoj Zizek est notamment l'auteur de "Pour défendre les causes perdues" (Flammarion, 2011) et "Violence. Six réflexions transversales" (Au Diable Vauvert, 320 p., 23 euros).



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