Le Canada et le Contrôle de son Économie (2)

Chronique de Rodrigue Tremblay


"Nous pouvons tous un jour nous réveiller et découvrir
que comme nation, nous avons perdu le contrôle de nos
affaires."

Dominic D'Alessandro, président de Manulife
"Nous n'avons pas seulement assisté au départ de
sociétés canadiennes de premier plan, mais aussi la
perte d'une présence canadienne dans des industries
qui faisaient notre force dans le passé."

Gord Nixon, président de la Banque Royale
***
D'entrée de jeu, mettons de côté le mythe selon lequel
ce serait à cause de l'ALÉNA
que le gouvernement fédéral et les gouvernements
provinciaux sont incapables d'empêcher les prises de
contrôle étrangères d'entreprises canadiennes
stratégiques. — Cela n'est pas vrai. En effet, l'ALÉNA
contient une clause spécifique permettant au Canada de
soumettre à la Loi canadienne sur les Investissements,
toutes les acquisitions directes d'entreprises
canadiennes par des «non-Canadiens» quand des actifs
de 5 millions de dollars canadiens ou plus sont en
cause. Le deuxième mythe est que le libre échange de
marchandises crée une obligation d'enlever les
restrictions aux prises de contrôles étrangères de
sociétés canadiennes. Rien n'est plus faux. En
réalité, le maintien du contrôle canadien sur les
entreprises canadiennes stratégiques est une question
de vouloir politique, et non pas d'obligation légale
ou contractuelle.
Le grand problème avec une économie de succursales
vient de la satellisation des sièges sociaux opérant
au Canada. Lorsqu'une entreprise canadienne
stratégique passe aux mains d'une société étrangère,
il est courant d'entendre des promesses à l'effet que
le siège social de l'entreprise acquise continuera à
fonctionner et pourrait même acquérir de nouvelles
responsabilités. Il ne s'agit pas de mettre en doute
la bonne foi de ceux qui font de telles promesses.
Cependant, la logique de la gestion d'une entreprise
mondiale milite plutôt en faveur d'une concentration
accrue des centres de décision. Avec le temps et
l'arrivée de nouveaux dirigeants, il est alors
vraisemblable que les futurs efforts de
rationalisation mèneront à un transfert des centres de
décisions névralgiques vers le siège social de la
maison-mère. Dans le cas de la saga Alcoa-Alcan, cela
signifierait un transfert de Montréal vers New York,
là où se trouve le siège social de Alcoa, même si
cette dernière est incorporée en Pennsylvanie.
Les pertes d'un tel transfert risquent de s'accumuler
avec le temps. Par exemple, quelle sera la marge de
manœuvre des gérants locaux? Avec quelles banques et
maisons de courtage fera affaires le siège social de
la société Alcoa quand il s'agira de renouveler les
contrats actuels de la société Alcan? À quels bureaux
d'ingénierie et d'architecture s'adressera en premier
lieu le bureau-chef de la maison-mère quand on voudra
faire faire de nouveaux travaux d'exploration? À quels
bureaux de comptables fera-t-il appel en premier
lieu, sinon ceux avec lesquels il fait affaire aux
États-Unis depuis longtemps? La même chose vaut pour
les bureaux d'avocats et d'autres fournisseurs
professionnels de services et pour tous les autres
fournisseurs de biens qui font présentement affaires
avec Alcan mais qui, dans un avenir plus ou moins
lointain, devront faire la queue derrière les
fournisseurs habituels de Alcoa.
Il y a, bien sûr d'autres coûts sociaux reliés à une
brisure du tissu industriel de base d'une économie,
ceux-ci allant de la diminution du rôle de
philanthropie des entreprises implantées dans le
milieu, aux effets pervers sur les prix pour les
utilisateurs suite à la diminution de la concurrence
sur les marchés, jusqu'aux incidences fiscales pour
les gouvernements quand le transfert des bénéfices se
fait sur une base mondiale afin de minimiser les
redevances fiscales.
Et alors que les coûts sont prévisibles et
identifiables, les avantages de rationalisation et de
centralisation profitent avant tout aux actionnaires
de la société de prise de contrôle, après une prime
initiale empochée par les actionnaires de la société
vendue. Les avantages pour l'économie de la société
mise aux enchères sont hypothétiques et à court et
moyen terme, et risquent de disparaître logiquement
avec le temps.
Ce sont là les principales préoccupations qui amènent
la plupart des gouvernements responsables à y regarder
deux fois avant de laisser partir des centres de
décisions économiques stratégiques. Or, dans ce
domaine, le Canada "possède" déjà une des économies
les plus étiolées dans le monde industrialisé. En
effet, les entreprises étrangères contrôlent déjà les
deux-tiers de l'emploi dans les sièges sociaux au
Canada. Par conséquent, la satellisation des sièges
sociaux industriels et commerciaux au Canada est déjà
fort avancée. Si rien n'est fait pour consolider les
secteurs névralgiques de l'économie canadienne, cette
dernière ne sera guère plus qu'une économie de
succursales, avec toutes les conséquences économiques
et politiques qu'une telle satellisation aura pour la
population canadienne. Déjà, certains parlent
d'abandonner de dollar canadien pour adopter le dollar
américain.
La mode dans certains milieux est de minimiser les
risques rattachées aux prises de contrôle étranger de
sociétés canadiennes stratégiques. C'est une mode et
une abdication qui risquent de coûter très cher aux
générations futures. Le danger pour le Canada, et
encore plus pour le Québec où se pose la question de
la langue, est de se retrouver avec une économie
tronquée dont les échelons supérieurs de la gestion et
de la recherche et développement se retrouveront
ailleurs, ne restant au bas de l'échelle que les
organisations syndicales. En conséquence, les jeunes
Canadiens et les jeunes Québécois qui voudront évoluer
dans ces sphères dans l'avenir devront s'expatrier aux
États-Unis ou ailleurs pour le faire. Les politiques à
courte vue ne sont pas dans l'intérêt général, même si
elles peuvent profiter à certains intérêts
particuliers dans l'immédiat.
En matière de contrôle de son économie, le Canada se
trouve dans une situation similaire à celle de la
Suède. Il lui faut, comme ce dernier pays, une loi sur
la concurrence et une politique des prises de contrôle
qui tiennent explicitement compte de l'influence des
fusions et des prises de contrôle sur les activités de
recherche et développement, sur l'innovation et sur la
gestion au Canada, et non pas seulement de leurs
impacts sur la valeur réelle des exportations ou de la
substitution aux importations. Il est grand temps
qu'un débat ait lieu sur ces questions et que des
politiques cohérentes soient élaborées. Le Canada est
en droit de protéger les secteurs-clé de son économie,
que ce soit les banques, les communications, les
transports, les ressources naturelles et énergétiques,
ou les industries culturelles.
En bout de ligne, cependant, c'est seulement si les
entreprises canadiennes les plus stratégiques et
encore sous contrôle canadien mettent l'accent [sur
l'innovation->http://fr.wikipedia.org/wiki/Innovation]
technologique et administrative qu'elles pourront
mieux tirer profit des marchés internationaux et
demeurer compétitives. C'est là leur plus grande
responsabilité. Pour cela, cependant, il faut qu'elles
aient une chance de survivre et de croître et ne
soient pas toutes englobées dans des amalgames
étrangers. C'est la responsabilité des gouvernements
élus de veiller à ce que les conditions nécessaires
soient remplies pour favoriser ce dynamisme de
l'économie. S'ils ne le font pas, ils manquent à leurs
devoirs.
(fin)
___________________________________
Rodrigue Tremblay est professeur émérite de sciences
économiques à l'Université de Montréal et peut être
joint à l'adresse suivante:
rodrigue.tremblay@yahoo.com
Visite de son blogue.
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Lire des extraits du prochain livre du professeur
Tremblay: "The Code for Global Ethics"


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