Le projet de charte mine l’idée même de nation politique québécoise

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À partir de quand le mieux commence-t-il à devenir l'ennemi du bien ?

Le projet de charte des valeurs québécoises contient des intentions qui se traduiront en loi. Comme le gouvernement est minoritaire, cette loi peut ne pas être adoptée ou être l’objet de modifications majeures refusées. Dans les deux cas, elle pourrait devenir un enjeu électoral.
Aussi, importe-t-il d’en soupeser les incidences. L’une d’elles, la plus tragique, est que ce projet, s’il devient loi, mine l’idée même de nation politique québécoise, ce qui sera un legs du gouvernement Marois.
Avec ce projet, le territoire du Québec est morcelé en trois zones publiques d’expression de valeurs : une pour les services du gouvernement du Québec, une seconde de dérogations renouvelables et une troisième pour les services canadiens.
À ceci s’ajoute une subdivision du peuple québécois en sous-catégories. Une première, qui sert de référent, comprend les Québécois catholiques, en majorité d’ascendance canadienne-française. Les autres Québécois sont intimés à calquer la pratique des premiers dans la zone du gouvernement du Québec ou, dans les autres zones selon les règles canadiennes et celles instituées par dérogations, ce qui en fait autant de sous-catégories.
Il en découlera l’expression de valeurs hétérogènes dans l’espace public québécois, dont le portrait d’ensemble ressemblera à un patchwork révélant des «vivre ensemble» juxtaposés.
Dans l’histoire du Québec, un projet analogue vit le jour peu après la défaite des Patriotes en 1838. Mgr Bourget et ses associés mirent au point un projet d’encadrement des catholiques canadiens-français en réaction aux visées de la French-Canadian Missionnary Society créée pour en faire de bons sujets britanniques du Canada-Uni.
Toléré par le pouvoir politique britannique de l’époque, ce projet s’est institutionnalisé en 1878 après la création du Dominion of Canada et favorisa l’expression des «deux solitudes» sur le territoire du Québec.
Le projet du ministre Drainville s’inspire de l’approche de Mgr Bourget. Si l’encadrement recherché se dit laïc et promeut l’égalité entre les hommes et les femmes indépendamment de la religion, il n’évacue pas l’expression de signes religieux dans les institutions publiques.
En fait, le projet Drainville inverse les termes de celui de Mgr Bourget, dans lequel le religieux se voyait octroyer un pouvoir politique. Avec le projet Drainville, la neutralité de l’État est partiellement renforcée, l’égalité des hommes et des femmes officialisée, mais le religieux peut toujours s’y exprimer selon diverses modalités.

Se pose avec ce projet un grave problème de hiérarchie. Revient-il à un État, qui s’affiche laïc, de tolérer des expressions religieuses, minimalistes ou ostentatoires, qui, au nom de la liberté, entachent la mise en valeur de la laïcité ? Ne revient-il pas plutôt aux religions de composer avec la laïcité en incitant leurs pratiquants à se comporter en conséquence ?
En n’insérant pas une clause officialisant la laïcité, le projet Drainville ne l’inscrit pas comme constitutive du socle du «vivre ensemble».
Pourtant, selon les signataires du Rassemblement pour la laïcité, dont je suis, insérer dans la Charte une telle clause est un préalable pour affirmer la neutralité de l’État et instituer au Québec une hiérarchie des valeurs, qui s’inscrit dans la mouvance européenne pour renforcer la neutralité de l’État et celle des personnes qui y exercent des fonctions.
Une telle insertion aurait principalement pour effet d’éviter un morcellement du Québec et d’empêcher la constitution de sous-groupes, élaguant du coup deux dérives qui mineront l’existence de la nation politique québécoise.
Dans cette perspective, une période transitoire permettra de cibler des objectifs d’ensemble qui, pour l’essentiel, rendront la laïcité incontournable tout autant que l’égalité entre les hommes et les femmes.
Restera un hic. Toute loi québécoise qui s’inscrit hors du socle des valeurs canadiennes est sujette à l’appréciation des juges de la Cour suprême du Canada ou à l’adoption d’une loi canadienne qui l’invalide ou la subordonne.
Aussi est-il concevable que, dès l’adoption d’une loi, cette cour donnera son avis et le fera aussi si ce projet est réaligné pour insérer le principe de la laïcité. Dans l’un et l’autre cas, cette cour sera toutefois embarrassée si le projet reçoit le support d’une majorité de Québécois et de Québécoises, grâce aux partis ou autrement.

Avec le projet Drainville, comme ce support proviendrait, selon des sondages récents, des Québécois d’origine canadienne-française, il y aura un tollé émanant du Canada pour dénoncer l’oppression des minorités par une majorité culturellement définie. Du coup, les juges se sentiront plus à l’aise de procéder.
Avec un projet réaligné, ce sera différent. Un support majoritaire indiquera qu’au Québec le «vivre ensemble» se définit par le peuple et que celui-ci, en tant que nation politique, entend s’auto-définir sans épées de Damoclès brandies pour forcer ses membres à vivre dans l’espace public selon les principes que chérissent les Canadiens.
Si tel est le cas, il ressortira qu’un projet réaligné s’inscrit dans le sillage des luttes menées par les Patriotes, poursuit les élans de démocratisation de la Révolution tranquille et s’éloigne des encadrements ethnoculturels.

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Claude Bariteau49 articles

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Claude Bariteau est anthropologue. Détenteur d'un doctorat de l'Université McGill, il est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université Laval depuis 1976. Professeur engagé, il publie régulièrement ses réflexions sur le Québec dans Le Devoir, La Presse, Le Soleil et L'Action nationale.





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