Nomination des juges

Le yogi et le commissaire

Commission Bastarache


Comment devient-on juge au Québec? Jusqu'à récemment, cette question ne figurait pas à l'ordre du jour de nos débats politiques. Seuls quelques spécialistes s'y intéressaient, outre, évidemment, les aspirants magistrats. «Je veux devenir juge; à qui m'adresser?», s'interrogeait Louis Vaillancourt en 1994 dans la Revue générale de droit. Soudainement, des réponses fort peu académiques nous ont été données lors des audiences de la commission Bastarache.
Beaucoup d'observateurs ont alors semblé découvrir avec dépit que le processus de sélection et de nomination de nos magistrats relève du politique, voire de la politique partisane et des jeux d'influence. On aurait plutôt préféré constater que l'on accédait à la magistrature lors d'opérations éthérées placées sous la houlette exclusive du ministre de la Justice, personnage abstrait, à la rigueur yogi, ermite ou eunuque politique.
Admirateur des institutions anglaises, Montesquieu écrivait en 1748: «Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice.» Or, dans beaucoup de pays dont le système de droit public est d'origine britannique, pour ne parler que de celui-là, la nomination des juges est demeurée une fonction exclusive du pouvoir exécutif, héritier direct en la matière des anciennes prérogatives royales. À vrai dire, les juges ont été les premiers fonctionnaires de l'État moderne qui s'est peu à peu constitué, à l'encontre du féodalisme en général et de la justice seigneuriale en particulier. Au tout début du XVIIIe, en Angleterre, les juges obtiennent le statut de corps constitué indépendant du pouvoir royal. Mais celui-ci conserve le privilège de les recruter et de les nommer.
Méthodes modernes
Tandis que le prestige et la compétence de la magistrature grandissaient jusqu'à devenir l'un des piliers des régimes démocratiques, la fonction publique pendant longtemps végétait. Désastres, scandales et incompétence manifeste en tout genre incitèrent éventuellement les gouvernements à procéder à des réformes. Celles-ci étaient d'autant plus nécessaires que l'exercice des responsabilités grandissantes assumées par les États reposait en pratique sur les épaules d'une bureaucratie dont l'expertise, la droiture, la neutralité et l'impartialité devenaient les conditions et les fondements de l'efficacité des politiques publiques.
En cette matière, comme en bien d'autres, le Québec mit du temps à accéder aux pratiques jugées les meilleures. Inspirées de celles ayant cours au sein de la fonction publique fédérale, les méthodes modernes de classification des emplois et de recrutement et de promotion des agents y furent instaurées au cours des années soixante seulement. Roch Bolduc fut l'un des principaux auteurs de cette modernisation.
Lorsque je fus nommé ministre de la Fonction publique en 1976, celui-ci et mon sous-ministre, Claude Bélanger, m'incitèrent à réviser la loi alors en vigueur afin d'instaurer explicitement la «règle du mérite» dans les concours de recrutement et de promotion de tous les fonctionnaires, jusqu'au niveau de sous-ministre adjoint exclusivement. Désormais, selon le projet de loi que j'ai alors déposé, il ne serait plus laissé à la discrétion des administrateurs ou des ministres le choix de leur «poulain» préféré parmi la liste indistinctement dressée des candidats jugés aptes à la suite d'un concours.
Il reviendrait plutôt aux jurys de sélection de constituer une liste nominative avec rangement des postulants selon leur niveau de compétence. Les nominations devraient ensuite intervenir en respectant l'ordre stipulé par ce rangement. En outre, la Commission de la fonction publique se verrait attribuer des pouvoirs de surveillance de façon à garantir l'intégrité des processus, notamment la composition des jurys et l'établissement des critères de sélection.
Après d'assez vifs débats, le Projet de loi sur la fonction publique adopté par l'Assemblée nationale a retenu ces dispositifs. Certes, il importait ensuite d'en respecter l'esprit et la lettre, ce qui, en l'occurrence, n'advient pas toujours en tout point et en toutes circonstances. Mais on ne peut nier que cette réforme a réduit au minimum l'arbitraire et l'influence indue dans les processus de recrutement et de promotion au sein de notre fonction publique. Elle a aussi fait en sorte que les meilleurs candidats, selon le jugement des comités de sélection, soient effectivement nommés ou promus.
Dérives
Revenons aux travaux de la commission Bastarache, qui doit, entre autres choses, se prononcer sur le processus actuel de nomination des juges de la Cour et des tribunaux administratifs du Québec. À mon avis, il s'agit là de sa tâche la plus lourde de conséquences à long terme. À son origine, ce processus constituait certainement un progrès important par rapport au flou absolu des pratiques qui prévalaient auparavant. Il n'en reste pas moins qu'il souffre des mêmes lacunes que voulait corriger la réforme de la Loi sur la fonction publique dont je viens de rappeler les grandes lignes.
Les dérives propres au pouvoir politique, quasi inévitables à la longue et contre lesquelles nous mettait en garde Montesquieu, sont évidemment incompatibles avec l'indépendance et la dignité du pouvoir juridique, essentielles dans un État de droit, y compris à l'étape du processus de sélection et de nomination des magistrats. Il ne suffit pas que ce processus soit exempt de pratiques répréhensibles à une époque ou à une autre. Il doit l'être toujours et en toutes circonstances. Il doit aussi être perçu comme tel, ce qui n'est pas le cas présentement. Sa neutralité, son impartialité, son accessibilité et sa transparence doivent être garanties par la loi.
Le temps est venu donc de couper le cordon ombilical qui le relie encore au pouvoir politique. À cet égard, l'Écosse fournit un exemple intéressant, dont on prendra connaissance dans l'étude du professeur McCormick accessible dans le site Web de la commission.
La prochaine phase des travaux de la commission Bastarache sera moins palpitante que la première, alors que seront exposés par des experts les éléments d'une réforme devenue nécessaire. Elle n'en sera pas moins importante. Une autre page d'une Révolution tranquille qui n'en finit pas, quoi qu'en disent les esprits chagrins, attend d'être écrite. Ce serait une juste revanche de l'Histoire que nous la devions à un éminent cousin acadien.
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Denis de Belleval - Ministre sous le gouvernement Lévesque et ancien délégué du Québec à Bruxelles


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