Le Québec à l'heure des sociétés complexes

Les cinq grands défis du Québec postmoderne

Face à des problèmes neufs, il convient de penser avec un vocabulaire neuf

Géopolitique — État-nation c. oligarchie mondialiste

« Définir la politique comme l’art de discerner avec intelligence les
opportunités, c’est rompre avec le dogmatisme qui tente d’imposer des
schémas rigides à un monde complexe »

Daniel Innerarity, La Démocratie sans l’État
***
Le Québec est un État moderne. Sa modernité repose essentiellement sur les
caractéristiques suivantes : la séparation des pouvoirs de l’Église et de
l’État, l’exode des travailleurs vers les grandes villes, le développement
industriel et spécialisé du travail, l’ouverture croissante à l’immigration
et l’innovation dans les moyens de transport et de communication. Le Québec
moderne, ajouterons-nous, s’est construit sur le modèle de l’État
providence qui assure la gratuité de nombreux services et intervient pour
favoriser une distribution équitable des richesses collectives. Cependant,
sa modernité oblige désormais le Québec à composer avec des problèmes
nouveaux et compliqués. Cela signifie que nous devons penser le Québec dans
sa « postmodernité ».
Dans ce texte, nous défendrons l’idée suivante : face à des problèmes neufs, il convient de penser avec un vocabulaire neuf. Autrement dit, si le
Québec veut relever le défi de sa modernité, s’il ne veut pas rester
replié, il doit le faire en utilisant ses outils culturels, intellectuels
et politiques, lesquels serviront à sa créativité et à son audace, pas à
son renoncement. Dans un monde en transformation rapide, le Québec doit
regarder en avant et développer de nouvelles manières de faire qui lui
ressemblent et lui conviennent. Un État, même s’il ne peut tenir ses
promesses, reste toujours responsable de lui-même. Voici, selon nous, ces
cinq grands défis.
I. S'ajuster à l’effritement des pouvoirs traditionnels

Traditionnellement, il y avait au Québec deux formes de pouvoir :
l’Église et l’État. Aujourd’hui, nous assistons à l’éclatement progressif
de ces deux sphères de pouvoir. L’Église ne mobilise plus les croyants
comme avant et l’État ne réussit plus à susciter l’intérêt pour ses
interventions. Que se passe-t-il donc désormais ?
En fait, avec la différentiation progressive produite par la modernité,
le pouvoir ne se trouve plus dans les mains d’un seul, d’un clergé ou d’un
ministère, mais il s’est déplacé vers une multitude de pôles d’influence
qu’on pourrait appeler des « contre-pouvoirs ». On assiste à la
construction de pouvoirs subtils, parfois négatifs, qui donnent un nouveau
sens à notre démocratie. Ces pouvoirs alternatifs, sous-terrains pour ainsi
dire, viennent mobiliser les citoyens « autrement » et critiquer
efficacement les pouvoirs officiels. Qu’on pense aux groupes de pression,
aux lobbys, aux participants des forums sur Internet, aux associations, aux
fondations, etc. Qui néglige la force de cette « contre-démocratie », pour
parler avec Rosanvallon, ne peut comprendre les nouveaux enjeux politiques
occidentaux.
On constate que le pouvoir se renverse et qu’il ressemble aujourd’hui à
un pouvoir (non pas de décision), mais à un pouvoir de contestation et de
vigilance. Nos démocraties sont difficiles à diriger parce qu’elles se
trouvent à l’ « âge de la défiance », de la vigilance et de la reddition
des comptes. La multiplication des scandales (politique et économique),
favorisée par le déclin religieux, le contexte néolibéral et la concurrence
accrue dans le marché médiatique, imposent une nouvelle manière de voir la
démocratie. Ici, force est de constater que le Québec devra composer avec
les effets, parfois pervers, qui se cachent derrière l’effritement du
pouvoir traditionnel et la montée rapide de la démocratie sans l’État.
Voilà pourquoi, nous semble-t-il, une réforme de sa démocratie sera
inévitable.
II. Repenser le travail, les rapports de force et les alternatives
Or le Québec doit également réfléchir aux limites du travail industriel
et aux effets pervers, pour sa solidarité, de la spécialisation. Il appert
que le modèle industriel, pensé au XIXe siècle, a fait son temps et ne
donne plus de satisfaction à la majorité. Les salaires octroyés demeurent
bas et les emplois qu’il offre sont peu satisfaisants et très vulnérables
aux changements rapides de la technologie. Le secteur de transformation des
ressources connaît une crise importante, car les régions éprouvent de
grandes difficultés à garder les ouvriers et connaissent, en plus,
l’instabilité des marchés. Certes, les défis de l’environnement rendent
difficile le travail dans certains secteurs.
Dans ce nouveau contexte, le rapport entre les syndicats et les patrons
ont changé et ne se pensent plus sur le mode de l’affrontement et de la
grève générale. Au contraire, certains conflits (des grèves légales…),
objets du jeu des médias, prennent fin rapidement sous les pressions de la
population. On remarque alors que les rapports de force ne sont plus
polarisés comme jadis (patron-syndicat) et qu’ils reposent désormais sur
plusieurs facteurs très différents, plus subtils, moins visibles, pourtant
très efficaces, comme par exemple le travail « intéressé » et « partisan »
des grands médias de masse.
Certes, à l’instar des pays les plus avancés, le Québec a su développer de
nouvelles expertises et de nouveaux secteurs prometteurs : multimédias,
biotechnologies, pharmacologie, électronique, cirque, etc. Cette adaptation
à un monde compétitif et en transformation rapide est difficile parce
qu’elle exige de réunir deux qualités rares : la créativité et l’audace.
Sur les enjeux du travail contemporain, le prochain virage que devra
négocier le Québec est celui qui concerne sa capacité à assurer le travail
éthique, vert et équitable. Quels sont les intérêts du Québec à acheter en
Chine et à se montrer complice du protectionnisme américain, lequel conduit
inévitablement à la fermeture de ses usines ? Non seulement le jeune État
doit-il encourager la recherche de pointe, la capacité de production de ses
PME, mais soutenir en même temps la transformation de secteurs qui reposent
sur ses compétences traditionnelles. L’avenir est à la culture,
l’environnement, aux technologies responsables, et à la conciliation du
travail individuel-collectif. Il s’agit donc, on le réalise davantage, d’un
grand défi.
III. Mesurer le pluralisme moral : retour du civisme dans la postmodernité
?

La modernité – on le voit – a complètement bouleversé la sphère des
valeurs. Nous avons tous remarqué que nous ne vivons plus comme en 1950
parce que les progrès technologiques, notamment dans les transports et les
communications, ont transformé toute la société.
La plus grande partie de la population du Québec demeure désormais dans
les villes, surtout Montréal, Laval et Québec, et, sous la pression de
l’exode rural, les familles ont connu des crises sans précédent.
Aujourd’hui, les rapports entre les générations n’ont plus rien à voir avec
ceux que nos grands parents ont connus. Les Québécois verront bientôt
quatre générations se côtoyer simultanément et ce, à l'intérieur de
nouvelles familles construites sur les rencontres entre les Québécois
francophones et les néoquébécois provenant des différentes communautés
culturelles réunies dans l’immigration croissante. On réalise bien que cela
exigera une période d’adaptation pour tous. Si nous comprenons un peu mieux
ce que signifie l’arrivée massive d’immigrants et le déclin démographique,
nous serons à même de saisir la crise des valeurs que traverse, comme
toutes les sociétés modernes et occidentales, la société québécoise.
L’un des plus beaux défis posés au Québec est de réussir, au nom de la
majorité, l’harmonie entre les générations dans le respect des lois. Contre
le laxisme actuel et la démission morale des institutions, peut-être que
les citoyens devront réapprendre à enseigner la politesse et les bonnes
manières à leurs enfants afin de favoriser le respect des uns et des
autres. Nos jeunes devront faire abstraction de leur nombril pour
comprendre une idée assez simple : les lois existent pour encadrer,
c’est-à-dire pour garantir la liberté de tous, y compris la leur.
L’harmonie nouvelle sans normes contraignantes, si c’est de cela dont il
est question dans la société postmoderne, ira de pair avec le civisme et
une intégration réussie des nouveaux arrivants, lesquels devront se montrer
à la hauteur des exigences démocratiques, des lois et de la laïcité des
institutions publiques.
IV. La plurilinguistique comme accès à la circularité du monde
La nouvelle réalité québécoise nous oblige à accorder une grande valeur à
la langue. En effet, le territoire du Québec se trouve encore en Amérique
du Nord et la problématique de la diversité culturelle le concerne au
premier chef. Comment réagir à cette postmodernité et aux pressions
linguistiques qui l’accompagnent inévitablement ?
On établira d’abord le fait que la langue est le vecteur culturel le plus
important, car la langue transporte des valeurs, une histoire et une
mémoire. Au Québec, la langue est historiquement et majoritairement
française. Ce fait ne peut rien absolument rien enlever aux communautés
autochtones qui se battent encore pour survivre sur le territoire. C’est
que le français assure la cohésion sociale et l’apprentissage de
l’Histoire. Cela ne veut pas dire que l’anglais n’existe pas et n’a pas
rendu de grands services, mais que l’anglais participe, dans une certaine
mesure seulement, à l’histoire de la majorité. On se fera un devoir de bien
parler le français qui, sur le continent au complet, est une langue menacée
; il l’est en raison de sa légèreté démographique mais aussi et surtout de
la force d’attraction de l’anglais et de l’espagnol.
Le Québec postmoderne reconnaîtra que toutes les langues sont belles et
riches. Mais ce qui importe, si on se fie à l’expérience historique des
autres petits pays européens qui défendent encore leurs identités, c’est
qu’il revient en propre à l’État, par ses lois, d’assurer et de garantir
l’épanouissement de la langue nationale. Dans un contexte de plus en plus
mondialisant cependant, il est logique de favoriser aussi l’apprentissage
d’autres langues, car une langue, c’est un accès privilégié au monde, un
monde qui tourne sur lui-même.
V. Anticiper les enjeux écologiques mondiaux
Enfin, si les langues nomment le monde, le monde se parcourt de plus en
plus facilement. Les langues font que les hommes habitent tous ensemble une
demeure difficile à gérer, car les langues (dont l'essence est de prospérer)
sont créatives de valeurs et de cultures. Si les Allemands ou les Danois,
par exemple, sont solidaires et engagés environnementalement, ce n’est pas
seulement parce qu’ils sont en Europe et que leurs économies tiennent
compte des effets de l'industrie sur la nature, c’est aussi parce que la
langue porte des valeurs. L’Anglais, lui, aime à nommer le monde, mais
surtout s'il y reconnaît ses affaires…
Avec sa langue aux accents singuliers, élevée récemment en symbole de la
diversité, le Québec s'avère aussi confronté à d’immenses enjeux
écologiques. Les problèmes ponctuels sinon permanents des industries, des
PME et des institutions requièrent des innovations et des solutions qui
regardent l’avenir. En cette matière, il ne s’agira pas de faire tout
simplement comme les autres, mais de développer des solutions créatives
faites sur mesure pour le territoire du Québec. Le Canada, s’il le veut,
fera de même. Une avenue que le Québec doit explorer au plus tôt afin de
faire de lui un chef de file en matière environnementale est de réduire le
gaspillage éhonté de toutes ses formes d’énergies.
Conclusion : quels seront les mots nouveaux du Québec ?
On notera, pour terminer un texte assurément difficile pour celui qui ne
désire pas voir globalement, que ces défis environnementaux ne sont pas
québécois, canadiens, mais mondiaux. Ils engagent notre responsabilité à
l’égard de nous-mêmes, de nos enfants mais aussi des autres pays du monde.
Ces défis, qui mettront à rude épreuve toutes les formes de démocratie,
sont la fois complexes, sérieux, et même contradictoires, car les intérêts
des uns semblent contredire les intérêts des autres. L’avenir nous montrera
combien le bien-être individuel ne peut rencontrer sans heurt le bien-être
collectif...
Le Québec relèvera ces cinq grands défis à la condition qu’il trouve un
moyen de remédier à l’insensibilité et l’étourdissement volontaires de ses
citoyens. S’il opte pour le travail créatif et l’audace, s’il parvient à
comprendre comment réunir des individus qui réclament plus de libertés
alors que l’avenir sera au travail coopératif, le Québec s’imposera comme
un modèle pour les petites nations avancées du monde. À l'heure de la
géopolitique post-changements climatiques, le Québec, face au Canada et aux
États-Unis, doit s'assurer qu'il connaît bien ses outils et qu'il est prêt
à les utiliser pour continuer son développement.
En attendant, la question qui demeure la plus actuelle est la suivante :
dans la valse des pays innovateurs, dynamiques et responsables, quels
seront les mots nouveaux du Québec ?
Dominic DESROCHES

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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2 commentaires

  • Dominic Desroches Répondre

    20 novembre 2007

    Cher Monsieur Litvak,
    je profite de vos encouragements pour vous retourner le compliment. J'ai lu vos derniers textes en version électronique et je les trouve excellents. J'ai aussi tiré profit de vos recommandations de lecture et du vidéo sur la rhétorique environnementale, un concept difficile pour de nombreux lecteurs. Je pense y revenir sous peu. Merci encore et bonne continuation !

  • David Poulin-Litvak Répondre

    19 novembre 2007

    Excellent article M. Desroches.