L’utilisation de l’anglais se banalise en France et dans de nombreux pays. Ce phénomène ancien est aujourd’hui porté par la mondialisation de l’économie, dont l’anglo-américain est la langue véhiculaire. Si la classe dirigeante semble l’encourager, des résistances s’organisent.
Par Gaston Pellet
Depuis qu’existent les relations entre peuples, les penseurs, gens de lettres et savants se sont heurtés au problème de la langue. En Europe, pour surmonter la difficulté, ils avaient adopté le latin. Langue ancienne complexe, elle présentait l’avantage d’exprimer toute la finesse d’une pensée, mais le grand inconvénient d’être réservée à l’élite. Le français, d’abord utilisé comme langue de prestige par l’aristocratie européenne, s’imposa au XIXe siècle comme une langue coloniale, au détriment des langues et idiomes locaux, dont beaucoup ont disparu ou sont en voie de disparition.
Par un curieux retour des choses, la langue française serait-elle en passe de subir le même sort ? Son envahissement par ce qu’on appelle désormais le « tout-anglais » est suffisamment visible pour qu’on s’interroge (1). Le problème ne semble pourtant pas embarrasser l’Académie française. Son site prétend qu’« il est excessif de parler d’une invasion de la langue française par les mots anglais ». Pour les Immortels, « les emprunts à l’anglais sont un phénomène ancien », connu avant même le XVIIIe siècle ; il y aurait même lieu de s’en féliciter puisque « certains [d’entre eux] contribuent à la vie de la langue ». Leur fréquence s’accélérerait cependant depuis une cinquantaine d’années, reconnaît l’Académie.
Dans son Dictionnaire amoureux des langues (Plon, 2009), le linguiste Claude Hagège consacre un chapitre aux langues en danger, dans lequel il inclut le français. Le professeur honoraire au Collège de France décèle deux menaces essentielles. L’une proviendrait de l’extérieur — « la domination économique et politique du monde » par les Etats-Unis — et l’autre, interne, serait le fait des « élites » non conscientes, des intellectuels et des marchands. Il dénonce « la substitution pure et simple d’une langue par une autre (2) ».
Les atteintes au français se multiplient jusqu’au sommet de l’Etat. Ministre de l’économie, Mme Christine Lagarde reçut ainsi le prix de la Carpette anglaise (3) en 2007 pour avoir communiqué en anglais avec ses services (elle s’est aussi vu attribuer le sobriquet de « Christine The Guard »). Mme Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, fut, quant à elle, primée en 2008 pour avoir déclaré que le français était « une langue en déclin » et qu’il fallait briser le tabou de l’anglais dans les institutions européennes ainsi que dans les universités de l’Hexagone.
La presse n’est pas en reste. Ainsi Christophe Barbier, directeur de rédaction de l’hebdomadaire L’Express, a-t-il déclaré, le 13 juin 2008, que l’Europe dispose d’« un outil de communication commun (…), l’anglais. On pourrait d’ailleurs l’utiliser pour faciliter tout ça en mettant dans sa poche, avec le mouchoir par-dessus, une fierté un peu dépassée (4) ». Ce type d’argument pénètre, à leur insu, ceux qui effectuent un distinguo pertinent entre l’anglais et le « globish ». Ce sabir anglo-américain, très utile pour les échanges, serait inoffensif dès lors que nous n’avons pas affaire à une véritable langue, mais à un simple code de communication. Cependant, ce choix, loin d’être naturel, est culturel, et nous commençons à utiliser l’anglais — et non plus seulement le globish — pour communiquer (mal en général) en tant que Français avec des non-anglophones… La langue française risque de devenir secondaire en France même. Fiction ? « Comme on est tous bilingues, ce n’est pas la peine de traduire ! », s’est exclamée joyeusement la journaliste de France Info le 31 janvier dernier, après plusieurs phrases en anglais du président d’un géant américain de l’informatique…
Ces phénomènes, qu’on pourrait croire isolés, accompagnent des attaques concrètes contre la langue française. L’enseignement de l’anglais est ainsi préconisé depuis la grande section de la maternelle et il est obligatoire depuis le CE1. « Il y a une quinzaine d’années, il ne s’agissait que d’une initiation que nous découvrions en CM1 et CM2... », raconte un enseignant, ajoutant que, parallèlement, « les rapports révèlent que nos élèves sont mauvais en français, mais que rien n’est fait pour relever le niveau ». Le gouvernement projetterait même de faire dispenser certaines disciplines directement en anglais au lycée — comme c’est déjà le cas à l’université et dans la plupart des écoles de commerce réfractaires aux exigences de la loi Toubon de 1994 (5). Le président de la Conférence des grandes écoles, le directeur général de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), des directeurs d’écoles d’ingénieurs, des présidents d’université se relaient pour réclamer un « aménagement » de la loi.
Le tout nouveau Sciences Po de Reims délivre désormais la totalité de son enseignement en anglais. Tel organisme s’affiche comme « The French Institute of International Relations », tel autre se baptise « Paris School of Economics ». Dans l’actualité de l’enseignement en histoire économique, on trouve par exemple ce message adressé à une universitaire de Paris-VII : « Chers Collègues, nous sommes en train de finir de déposer la Full Proposal de notre demande de création de réseau COST European monetary unification, from Antiquity to modern times (EMU) »... On portraiture les défenseurs du français en victimes du syndrome de Fachoda (6), mais, à la lecture de ces lignes, de quel côté se trouve la caricature ?
Les chercheurs sont, quant à eux, sommés de publier en anglais s’ils veulent avoir quelque chance d’être lus. En outre, appuyé par le patronat européen, le protocole de Londres d’octobre 2000 fait de l’anglais la langue internationale de travail et d’échange au sein de l’Office européen des brevets.
L’anglais envahit aussi la vie quotidienne. Les grandes surfaces l’affichent. Carrefour s’est subdivisé en Carrefour Market, City, Discount ; une filiale d’Auchan est devenue Simply Market. Dans l’industrie, Renault Poids lourds a cédé devant Renault Trucks, la filiale de distribution s’intitule Renault Retail Group, les « briefings » internes se tiennent en english. Les petites et moyennes entreprises n’échappent pas au mouvement, au point de susciter la constitution d’un Collectif intersyndical pour le droit de travailler en français en France. Dans le petit commerce, les enseignes affichent Cash Converters, City Plantes, Urban Souvenirs et autres New Shop. A voir la profusion des magasins en -land, City- et -center, on saisit vite que l’imagination n’y gagne pas toujours. Les services publics — ou ce qu’il en reste — sont-ils préservés ? La Poste affirme : « I Love L.A. » pour promouvoir son Livret A, la SNCF propose ses billets « TGV-Family », France Télécom invente le « Time to move ». Nos enfants, qui ne savent plus qu’electronic ou optical n’est pas français, ne sont pas oubliés : le « drive » les conduit à l’aire de jeux et bientôt au « game space ».
L’Union européenne chapeaute le mouvement. Parmi les vingt-trois langues officielles, le français, l’anglais et l’allemand sont reconnus comme langues de travail (règlement du 6 octobre 1958). On observe toutefois, depuis une douzaine d’années, une régression de l’emploi du français et de l’allemand. Eurostat, service des statistiques de la Commission européenne, diffuse ainsi, depuis avril 2008, sa publication Statistiques en bref uniquement en anglais. Comme le remarque George Parker, du Financial Times, « on a de plus en plus l’impression de vivre, à Bruxelles, dans un dominion de la Couronne ». Une conférence intitulée « Adequate information management in Europe : The EU and the challenge of communication » « présente la particularité d’être monolingue. Anglophone, devrais-je dire… (…) Il va sans dire que personne n’est choqué au sein de la Commission par cet unilinguisme arrogant (7) ».
Comme beaucoup de personnalités européennes, Mme Anna Maria Campogrande, présidente d’Athéna et fonctionnaire à la Commission européenne, s’interroge : « Qui peut faire quelque chose contre cet incompréhensible et avilissant sabordage de la langue française par les Français eux-mêmes ?… » A quoi l’un de ses collègues répond : « Non, les Français ne sabordent pas la langue française : ce sont les Européens qui se sabordent en sacrifiant tout (langue, argent, zones d’influence) au profit des Américains (8). » Ces évolutions se produisent alors que le douteux débat sur l’identité nationale a confirmé que, pour beaucoup de Français, l’élément déterminant de celle-ci n’est autre que leur langue.
Le parti pris de l’anglais est directement lié à la quête des affaires. En effet, les chevaliers de l’industrie et du commerce international ont besoin d’une langue de communication qui facilite les échanges. Ils adoptent logiquement celle que leur impose l’impérialisme dans le contexte de la mondialisation capitaliste. L’Europe de la « concurrence libre et non faussée » construit méthodiquement l’outil du tout-libéralisme afin de parvenir au dépassement des nations dont la langue est le symbole. On notera, à ce propos, les attaques gouvernementales contre tout ce qui ne concourt pas à la formation du profit et est donc considéré essentiellement comme une charge : les centres culturels à l’étranger, l’étude des langues orientales, des langues anciennes, etc.
Les catégories populaires et les personnes âgées comptent parmi les premières victimes de cette politique. Les voici tenues de s’adapter dans leur vie de tous les jours, sans avoir forcément les moyens de suivre ni d’assimiler les déformations de la langue, qui leur devient peu à peu étrangère. Enracinées dans le monde du travail, des forces nouvelles se mobilisent et la résistance linguistique, associée à la résistance sociale, prend forme (9). Au-delà de l’enjeu national, c’est l’ensemble des langues de la planète, y compris l’anglais lui-même, qui se voient dépouillées au profit de cet idiome bâtard qu’est l’anglo-américain.
NOTES
(1) Lire « La bataille des langues », Manière de voir, n° 97, février-mars 2008.
(2) Claude Hagège, « Le modèle 101 », Voir.ca, 3 décembre 2009.
(3) Ce « prix d’indignité civique » est « décerné annuellement à un membre des élites françaises qui s’est particulièrement distingué par son acharnement à promouvoir la domination de l’anglo-américain en France et dans les institutions européennes au détriment de la langue française ».
(4) Cité par l’Académie de la Carpette anglaise 2008, c/o Le Droit de comprendre, 34 bis, rue de Picpus, 75012 Paris.
(5) Loi du 4 août 1994 ; www.culture.gouv.fr
(6) En 1898, alors que les puissances européennes se disputent les derniers territoires disponibles en Afrique, une expédition militaire française voit surgir une armée anglo-égyptienne de vingt mille hommes à Fachoda (Soudan). Le rapport de forces obligera les Français à céder, mais cette confrontation provoquera une hystérie nationaliste à Londres et à Paris.
(7) http://blogs.ft.com/brusselsblog
(8) Lire l’échange sur le site [www.defenselanguefrancaise.org->www.defenselanguefrancaise.org]
(9) Un large collectif a été constitué : Alliance Champlain, Association Francophonie Avenir (Afrav), Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française (Asselaf), Avenir de la langue française (ALF), Cercle littéraire des écrivains cheminots (CLEC), Collectif unitaire républicain pour la résistance, l’initiative et l’émancipation linguistique (Courriel), Défense de la langue française Paris-Ile-de-France (DLF Paris-IDF), Forum francophone international France (FFI France), Le Droit de comprendre (DDC).
Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de janvier 2011.
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Gaston Pellet.
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