Marcuse en mai

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Déconstruire le freudo-marxisme

Les événements de Mai 68 ont cinquante ans. L’appellation courante désigne d’abord la révolte française, mais, cette année-là, ça brasse un peu partout dans le monde, même au Québec. La jeunesse en général et les étudiants en particulier contestent le vieil ordre conservateur et la société de consommation.


Je suis né en février 1969. Je n’ai donc pas vécu ces événements. Toutefois, quand je fais le compte, je constate que j’ai été conçu en mai 1968, précisément. Ça explique peut-être mon attirance pour cette fête de la contestation. Quand j’ai lu, à 20 ans, mes premiers textes sur le sujet, la séduction a opéré.


Étudiant au cégep, j’aimais bien faire la grève. Je frayais avec des camarades d’extrême gauche — il en restait quelques-uns — sans toutefois partager leur enthousiasme révolutionnaire. J’étais peut-être un enfant de Mai 68, mais mes parents n’avaient rien à voir avec cet esprit et appartenaient à la génération d’avant les boomers. Ils incarnaient une sorte de conservatisme populaire joyeux.


Ces deux ascendances — celle de l’époque et celle de ma famille — m’ont marqué, ce qui explique sûrement en partie mon idéologie de gauche conservatrice et mon parti pris pour la social-démocratie. Je trouve donc, à certains égards, inspirant l’esprit de Mai 68, mais je n’arrive pas à y adhérer totalement.


Freud et Marx


Professeur de philosophie au collégial, Louis Desmeules ne partage pas mes réserves. Dans Marcuse, Mai 68 et le retour de l’histoire ? (PUL, 2018), il s’emballe pour cette époque dans laquelle il voit le « refus d’une société qui ne bénéficie qu’à une minorité de privilégiés ». Pour Desmeules, le philosophe allemand Herbert Marcuse (1898-1979) est un des penseurs phares de ce refus et il doit continuer de nous inspirer.


Un peu brouillon, voire assommant par moments — les longs développements sur Hegel et Marx diluent le propos au lieu de l’enrichir —, l’essai de Desmeules n’est pas sans défauts, mais il a le mérite de remettre sur le devant de la scène un penseur aujourd’hui méconnu, mais dont les idées demeurent souvent actuelles.


Marcuse, comme le spectaculaire Wilhelm Reich — M éditeur réédite cette saison son classique Qu’est-ce que la conscience de classe ? —, est un théoricien du freudo-marxisme. Selon lui, comme le résume Desmeules, « il serait aujourd’hui possible de supprimer la faim et la misère, mais l’organisation sociopolitique actuelle du monde nous en empêche. Les possibilités techniques servent la répression alors qu’elles pourraient être mises au service de la libération et de la pacification ».


Marcuse s’inspire de Marx pour expliquer que l’économie est politique, c’est-à-dire non naturelle, et qu’on peut donc changer le système pour le mettre au service du plus grand nombre. Il constate toutefois, comme Reich, que les victimes de ce même système s’y soumettent trop souvent au lieu de se rebeller.


Freud affirmait que les pulsions (principe de plaisir), pour n’être pas destructrices, devaient être réprimées par la civilisation (principe de réalité) et, dans l’idéal, sublimées dans des activités constructives comme l’art et le travail. Le philosophe Stéphane Haber associe la vision freudienne à un « pessimisme anthropologique radical ».



 « Selon Freud, aucun système social ne pourra transformer totalement la structure des pulsions. […] Nous avons besoin d’une contrainte extérieure exercée par une autorité pour assurer le maintien de la civilisation. Une société non répressive est impossible. […] À l’inverse, pour Marcuse, il est possible de changer les subjectivités par l’art et la conscientisation, mais surtout à partir du projet de création d’une culture non répressive. »


— Louis Desmeules



Pulsions en liberté


En revanche, le freudisme de Marcuse est rousseauiste, explique Haber, et repose sur un « naturalisme confiant ». La société capitaliste, avance le philosophe allemand, pratique une surrépression en imposant à tous le « principe du rendement » et en interdisant la saine sublimation par la satisfaction frelatée des pulsions grâce à des divertissements insignifiants. Esclaves de la production, nous ne nous rebellons pas, endormis que nous sommes par les industries culturelles. « L’injonction de jouir », selon la formule de Zizek, nourrit le capitalisme qui nous asservit. Dans un monde juste et libre, croit Marcuse, les pulsions non réprimées contribueraient à l’émancipation.


Les thèses libertaires et non répressives de Marcuse correspondent donc à l’esprit de Mai 68, que chante Desmeules. Le problème, ont expliqué certains analystes depuis, c’est que le capitalisme les a vite récupérées parce que, moyennant quelques détournements, elles lui conviennent très bien. Le capitalisme n’aime pas, lui non plus, les traditions, le sens du devoir et les institutions publiques, qui sont des entraves à son déploiement. Il veut libérer les pulsions pour les canaliser vers l’individualisme marchand.


> La suite sur Le Devoir.



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