ANALYSE - Qu'il semble loin le temps où la Grande-Bretagne officielle contemplait, mi-incrédule, mi-dédaigneuse, la controverse sur le port du foulard islamique dans les écoles de France ! Jamais une dispute gauloise aussi triviale, close ensuite par une loi aussi péremptoire, ne paraissait devoir jaillir au vieux royaume du "vivre et laisser vivre".
Et pourtant ! A peine trois ans plus tard, Albion traverse à son tour une polémique similaire, à propos du niqab, le voile intégral qui ne laisse apparaître que les yeux. Ce débat, impensable il y a peu, dénude cruellement les fausses certitudes qui fondaient depuis près d'un demi-siècle les relations entre les diverses communautés ethniques et religieuses.
Le ministre des relations avec le Parlement, Jack Straw, a lancé l'affaire à partir d'un constat de bon sens : le niqab entrave la communication et la compréhension mutuelles. La classe politique lui a emboîté le pas. Le voile est une "marque de séparation", observe Tony Blair, six Britanniques sur dix partageant son avis. Le débat qu'il suscite est "sain", ajoute le premier ministre.
Du coup, le pays discute, comme dans une catharsis, d'un sujet longtemps refoulé. On retrouve dans chaque camp certains des arguments entendus naguère en France : ici, le caractère sacré de la liberté religieuse, et donc, en l'occurrence, vestimentaire ; là, l'exigence d'égalité entre les sexes, que bafoue le voile, symbole éclatant de l'oppression de la femme, et obstacle majeur à son émancipation sociale et politique.
Seule une petite minorité de musulmanes britanniques portent le voile intégral : entre 10 000 et 30 000, selon les estimations, soit au maximum 5 % d'entre elles. Mais la dénonciation de cette pratique a soudain révélé au grand jour à quel point les mentalités avaient évolué de manière souterraine. Tout se passe comme si les dirigeants travaillistes, chantres de la diversité culturelle, avaient soudain pris toute la mesure de ses effets pervers.
Le multiculturalisme, credo de la gauche inventé dans les années 1960 en réponse au défi posé par les vagues d'immigration venues de l'ex-Empire, célèbre les différences ethniques, religieuses et culturelles. Les fêtes et les écoles religieuses ont été encouragées. A Londres, où l'on parle quelque 300 langues, les documents officiels sont traduits dans des dizaines d'entre elles.
Après avoir initialement bien fonctionné, le multiculturalisme britannique a été victime d'une double illusion d'optique, dénoncée notamment par l'économiste indien Amartya Sen. On a confondu d'abord la liberté culturelle et le conservatisme du même nom, où l'adhésion aveugle aux héritages, y compris les pires, résulte rarement d'un examen critique. On a réduit ensuite trop souvent la culture à la religion, en négligeant les autres formes d'adhésion identitaire, politiques, économiques ou sociales. D'où la place excessive occupée, au sein de la communauté musulmane, par les porte-parole religieux.
Au lieu d'incarner une nouvelle forme du vieil idéal humaniste, nourri d'ouverture à l'autre, de curiosité et d'échange, le multiculturalisme a régressé en un simple voisinage, au mieux pacifique, entre des identités communautaires, où prime le donné ethnique et religieux. La séparation risque de l'emporter sur le partage, les différences sur la vision commune.
"La polarisation ethnique et religieuse s'aggrave, souligne Trevor Phillips, président de la commission pour l'égalité raciale. Nous devons maximiser ce qui nous rapproche et minimiser ce qui nous éloigne." L'écrivain britannique d'origine trinidadienne Vidia Naipaul fustige le "racket" multiculturel où le descendant d'immigrant réclame droits et protection sans manifester un minimum d'empathie pour son pays d'adoption. Le directeur de la revue Prospect, David Goodhart, redoute qu'une trop grande diversité érode la cohésion sociale et la solidarité qui fondent l'Etat-providence.
SÉGRÉGATION CULTURELLE
Les attentats du 11-Septembre ont fait prendre conscience au gouvernement Blair, saisi par l'urgence antiterroriste, que l'islamisme britannique était un fruit amer du séparatisme ethno-religieux. Les bombes du 7 juillet 2005, posées à Londres par de jeunes Britanniques d'origine pakistanaise, apparemment bien intégrés, ont hâté sa conversion. Tony Blair prône aujourd'hui "un équilibre entre intégration et multiculturalisme". En fait, il accorde désormais, sans le dire, la priorité à la première sur le second. Il est en phase avec les Britanniques, qui, dans une grande majorité, attendent des musulmans une meilleure intégration.
Celle-ci devrait commencer à l'école. C'est de moins en moins le cas. Dans le quartier, fortement bangladais, de Tower Hamlets, à l'est de Londres, la moitié des écoles sont exclusivement "non blanches". L'essor des écoles religieuses d'Etat - une sur trois - a accentué la ségrégation, les parents, maîtres de leur choix, optant plutôt pour un établissement culturellement familier. D'où l'idée qui rôde d'imposer la diversité par un "quota ethnique" minimal de 25 %, au dam de beaucoup : les écoles catholiques tiennent aux croyances de leurs élèves, les écoles publiques musulmanes sont trop rares pour s'ouvrir à d'autres enfants.
La ségrégation culturelle est autant un effet qu'une cause. Elle reflète la ségrégation résidentielle, symptôme d'une infériorité économique et sociale, héritée du passé, qu'alimentent, entre autres, le chômage et la pauvreté. Les banlieues "asiatiques" du nord de l'Angleterre, au décor de briques monotone, sont ethniquement homogènes. L'éducation nationale n'y peut pas grand-chose. La jeune institutrice suspendue pour avoir gardé son voile en classe enseignait dans une école anglicane dont 95 % des élèves sont musulmans. Beaucoup d'enfants peuvent grandir, entre la famille, l'école islamique et la mosquée, sans être exposés aux valeurs et aux styles de vie de la majorité.
Selon une récente enquête, 81 % des musulmans britanniques tiennent leur foi pour un facteur d'identité plus important que leur citoyenneté. Beaucoup se réclament d'une nationalité à la carte, politique et économique, mais ni sociale ni culturelle. Quatre musulmans sur dix voudraient instaurer la charia dans les zones du pays où ils sont majoritaires. Les femmes voilées, qu'elles participent ou non à un combat idéologique au sein de l'islam, tournent délibérément le dos au monde non musulman dont elles méprisent souvent la décadence. Elles sont aux antipodes du multiculturalisme des origines.
Multiculturalisme britannique
Par Jean-Pierre Langellier
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