Les éloges à l’endroit de Paul Desmarais convergent sur ce que l’homme d’affaires aurait donné au Québec. Mais peu s’attardent sur ce que le Québec et son État ont donné à M. Desmarais. Il y a une réponse courte à cette question : tout !
Sans le Québec, un Québec qui aspirait, selon les mots d’un contemporain célèbre, à devenir « non pas une province pas comme les autres, mais un pays comme les autres », l’avenir canadien de Paul Desmarais aurait été bouché. « Les Canadiens français qui se sentent menacés se sont toujours tournés vers le Québec, disait-il. Cela fait partie de leur conscience et cela fait partie de la mienne. » Des journalistes d’affaires de l’establishment canadien, dont Peter C. Newman et Diane Francis, ont d’ailleurs attribué son ascension rapide dans les années 1960 au fait qu’il était « French Canadian and politically correct », bref, un archi-fédéraliste canadien-français capable de protéger leurs intérêts et de faire obstacle à l’indépendance du Québec. Ce constat, qui n’enlève rien à Paul Desmarais, est pourtant accablant pour le Canada, qui se targue d’être le paradis de la diversité.
Empire financier
Entrepreneur, Paul Desmarais ne l’a jamais été : « Je ne trouve rien que j’ai commencé […] commencer à zéro, c’est trop lent pour moi », a-t-il dit. Bâtisseur ? Peut-être, mais d’un empire financier construit par la recherche constante de liquidités permettant d’accroître sa fortune personnelle. Les liquidités de l’ampleur de son ambition ne pouvaient se trouver que dans le giron de l’État, principalement celui du Québec. C’est l’histoire de la prise de contrôle par Paul Desmarais de Gelco (Gatineau Electric), devenu Gesca, et de Power, qui disposaient d’importantes liquidités versées par l’État. Après la prise de contrôle de Power et de La Presse est apparue la notion de l’État Desmarais. C’est le jeune député libéral Yves Michaud qui a sonné l’alarme à l’Assemblée nationale en 1968. Trop peu l’ont entendue.
Très tôt, Paul Desmarais a appris à cultiver des liens étroits avec les politiciens, de sorte que tous les premiers ministres du Québec et du Canada depuis Maurice Duplessis, à l’exception de René Lévesque et de Jacques Parizeau, lui mangeaient dans la main.
On parle de la fausse fuite des capitaux en 1967 à laquelle Paul Desmarais a participé pour amener Daniel Johnson à effectuer une volte-face sur l’indépendance après pourtant avoir été élu sur le slogan « Égalité ou indépendance ». Mais on parle moins de la vraie fuite de capitaux du début des années 1990 dont il a été l’architecte, mais cette fois en douceur et sous le nez de son fidèle ami Robert Bourassa. Début 1989, dans la plus importante transaction financière de l’histoire du Canada, Desmarais vend à des Américains pour plus de 2,6 milliards de dollars la Consolidated-Bathurst, joyau de l’industrie papetière québécoise qui avait profité depuis des dizaines d’années des largesses du gouvernement du Québec. Suit la vente de Montréal Trust pour 550 millions. Voilà un pactole de 3 milliards arrachés aux ressources naturelles et à la sueur des travailleurs et travailleuses du Québec.
État Desmarais
Même en jouant les fantômes, dont Paul Desmarais était le maître, il a été harcelé par les journalistes, syndicats et politiciens qui voulaient savoir où il allait investir. Ses réponses vagues se résumaient comme suit : l’incertitude politique du Québec effraie les investisseurs comme nous et nous voulons un taux de rendement d’au moins 15 %. Alors que dans les années 1970 un conseiller insistait pour que René Lévesque rencontre Paul Desmarais car il faisait « vivre la moitié de la province de Québec ». Ce ne serait plus jamais le cas. Hormis ses journaux, il n’investira rien au Québec après 1990, se satisfaisant d’un mécénat pour amadouer la basse-cour. Il n’est pas étonnant donc que, à la veille du référendum de 1995, Jacques Parizeau ait parlé d’un État Desmarais qui, ayant fait fortune ici, gardait une main haute sur la politique québécoise tout en investissant ses millions partout, sauf au Québec.
Nationaliste canadien-français
D’aucuns qualifient Paul Desmarais de nationaliste. Le Canada est ainsi fait que, sans changer de nom et sans abandonner totalement son héritage, il n’avait pas d’autre choix. Mais il serait nationaliste canadien-français, pas québécois. Ce nationalisme, d’ailleurs, lui ouvrait les portes des premiers ministres. Il a choisi le rôle de minoritaire prospère, comme il l’a expliqué à Peter Newman : un modèle oui, mais un modèle sévère avec ses co-minoritaires. Or, lorsque l’establishment canadien lui assénait des camouflets successifs (Argus 1975, Canadien Pacifique 1982), il avait deux options : accepter son statut ou embrasser le credo collectif québécois incarné par les souverainistes - le gouvernement Lévesque a fait des appels en ce sens, notamment sur la propriété du Canadien Pacifique via la Caisse de dépôt en 1982. Son choix a été de rester le minoritaire prospère, probablement par crainte pour sa fortune personnelle mais aussi parce que le projet collectif québécois était foncièrement social-démocrate tandis que lui se disait « résolument conservateur » - Ronald Reagan « était le meilleur », selon lui. Donc, il l’a combattu de toutes ses forces.
Quelles leçons tirées de Paul Desmarais ?
Jean Bouthillette a bien résumé le personnage en 1972 : « Cette ambiguïtéest à la source de l’opportunisme politique de notre « bourgeoisie traditionnelle », qui fut - et est encore - à la fois nationaliste et « collaboratrice », son instinct de survie lui commandant à la fois, pour se tenir en selle, de flatter le peuple par des slogans autonomistes et de rassurer l’Anglais en l’assurant de notre docilité. Le dédoublement de la personnalité a conduit tout naturellement au double jeu politique, caractéristique des peuples dominés. »
Saurons-nous reconnaître dans la bergerie aujourd’hui d’autres loups drapés en habits de laine qui confondront leurs intérêts privés avec les intérêts collectifs du Québec, et nous confondront ?
Robin Philpot - Auteur, entre autres, de Derrière l’État Desmarais : Power (Les Intouchables, 2009)
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