Torture en Afghanistan

Que l'on ait pu ignorer cette barbarie paraît invraisemblable

Harper et la torture


Selon un manuel des Forces armées récemment mis à jour pour la mission en Afghanistan, ce n'est pas une guerre que livre le Canada dans ce pays, mais une lutte contre des insurgés. Il ne s'agit pas d'y vaincre une autre armée, mais de neutraliser durablement une insurrection en obtenant l'adhésion de la population locale à la mission d'intervention.
L'histoire enseigne, rappelle ce manuel, que si les habitants d'un pays perdent confiance dans la force militaire venue les libérer, «leur sympathie et leur appui se porteront vers les insurgés». Il importe donc, pour gagner et conserver la faveur de ces gens, de les convaincre de la supériorité morale de la campagne que l'on mène en leur nom.
Toute violation des règles en cours d'opérations contre-insurrectionnelles n'est donc pas seulement une infraction au code militaire ou aux lois de la guerre. Ni, non plus, une simple faute d'éthique de nature à compromettre l'appui, comme ici, du public canadien. C'est, le cas échéant, une erreur stratégique majeure qui risque de faire échouer l'intervention elle-même.
Cette analyse de l'armée canadienne n'est pas nouvelle. L'armée américaine n'a rien gagné à ses méthodes dégradantes en Irak. Mais le Canada aurait-il fait pire en Afghanistan? Si la torture infligée à des rebelles viole déjà les conventions sur le traitement des prisonniers, pareille cruauté appliquée à de simples villageois est à la fois un crime grave et une faute lourde sur le plan politique.
Que le recours à cette barbarie soit toléré dans une armée ou qu'il soit «délégué» à une autre autorité ne change rien à la gravité de la pratique ni à ses conséquences. La torture sème peut-être la terreur parmi les sympathisants d'une insurrection, mais elle enrage surtout la population locale et renforce du même coup les mouvements de résistance.
Que le Canada ait pu capturer des villageois innocents et les livrer à des tortionnaires met en cause la conduite de la campagne en Afghanistan. Parmi les sources qui lui ont confirmé une telle situation, le diplomate Richard Colvin cite, sans les nommer, des militaires du Canada et des représentants d'autres pays. La lecture de sa déclaration assermentée le 5 octobre à Washington démontre la compétence de l'homme et le sérieux de son travail.
Au reste, d'autres sources confirment la pratique de la torture dans les prisons afghanes. Un avocat d'Amnesty International, Paul Champ, rappelle que le diplomate Colvin n'est pas seul à en parler. La Commission indépendante des droits humains en Afghanistan, qui a interrogé plusieurs détenus, a rapporté que la grande majorité d'entre eux sinon la totalité avaient été torturés.
Des explications nécessaires
Il faudra donc plus que les dénégations du général Rick Hillier, promoteur de la participation militaire du Canada au conflit afghan, ou que les attaques ad hominem émanant du bureau de Stephen Harper, pour soustraire l'armée et le cabinet à une enquête indépendante. Les députés de l'opposition visent certes les conservateurs plus que la Défense nationale et les Affaires étrangères. Mais c'est l'ensemble du pouvoir fédéral qui doit s'expliquer.
Que les autorités fédérales chargées de l'intervention en Afghanistan aient laissé l'armée capturer des civils innocents, ou permis que ces prisonniers soient livrés à des services notoirement tortionnaires, cela dénotait déjà une incurie méritant un examen rigoureux et, au besoin, un redressement radical. Après les révélations du Globe and Mail en 2007, Ottawa a révisé, dit-on, sa politique. Mais alors pourquoi a-t-on, en haut lieu, découragé les rapports qui en signalaient les échecs?
Le gouvernement Harper s'est-il trouvé piégé par la conduite erratique d'une armée qu'il ne pouvait désavouer après en avoir fait un symbole national du Canada? S'est-il plutôt agi d'une pratique, longtemps présente à Ottawa, de camoufler des scandales de cet ordre? Que le cabinet n'ait rien su, qu'on lui ait caché la situation, ou que l'on ait tenté d'y remédier en douce, on ne saurait plus faire comme si rien ne minait l'action canadienne en Afghanistan.
Pendant que le Canada maintient dans ce pays une mission officiellement humanitaire, il serait intolérable, en effet, que des soldats s'y fassent encore tuer au nom d'une «sécurité» qu'à Kaboul un régime corrompu et tortionnaire sape sans retenue. Et qu'en pareil contexte, dans la quiétude de leurs bureaux, ministres et mandarins à Ottawa esquivent toute responsabilité.
Les conservateurs, certes, ne sont pas seuls en cause. Un précédent cabinet libéral s'est lié à la stratégie américaine de confier l'avenir de l'Afghanistan au chef Hamid Karzaï et à la communauté d'où il est issu. Les talibans du pays proviennent surtout d'une autre communauté, majoritaire dans la province de Kandahar confiée aux troupes canadiennes. Faire dominer les uns par les autres allait empêcher toute solution politique. Laisser les uns torturer les autres, c'était alimenter la résistance et risquer l'échec militaire.
Un ambassadeur du Canada en Inde et au Pakistan dans les années 1980, Bill Warden, écrivait vendredi dans le Globe que la torture et les exécutions extrajudiciaires dans ces deux pays étaient alors de commune renommée. «Il est invraisemblable, estime-t-il, que quiconque puisse avoir eu des doutes sur le sort qui attendait les prisonniers remis aux autorités afghanes de sécurité.»
Pour l'heure, en tout cas, les dommages à la réputation du Canada sont considérables. Pour peu que d'autres révélations sortent au grand jour, ce n'est plus seulement une enquête publique que l'on réclamera, mais l'ouverture d'un dossier pour crimes de guerre devant un tribunal international.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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