Quelques traîtres mots

IDÉES - la polis


Robert Dutrisac - Depuis sa fondation, Le Devoir a lancé d'innombrables débats et controverses, voire des polémiques. À l'occasion du centième anniversaire, nous nous arrêtons une fois par mois, jusqu'en décembre, sur certaines des plus célèbres confrontations qui sont nées dans nos pages. Aujourd'hui, regard sur une publicité qui avait alimenté la controverse dans les années 1980.
«Ce sont des traîtres!» C'est ainsi que la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJB-M) a stigmatisé, en gros caractères dans une pleine page de publicité publiée par Le Devoir le 4 décembre 1981, les 70 députés fédéraux du Québec qui avaient voté, deux jours plus tôt, en faveur de la résolution constitutionnelle intervenue sans l'accord du Québec, prélude au rapatriement de la Constitution canadienne l'année suivante.
Cette virulente dénonciation de la SSJB-M a suscité une controverse des plus vives qui a secoué le Québec pendant des semaines. Ce placard fut à l'origine d'une saga juridique qui a duré plus de 20 ans et qui a abouti en Cour suprême, créant une jurisprudence en matière de liberté d'expression que l'on enseigne aujourd'hui dans les facultés de droit.
«J'étais fier de mon texte», dit aujourd'hui Guy Bouthillier, alors président du comité de prise de position politique de l'organisme qui était présidé par Gilles Rhéaume. C'est à l'unanimité que le conseil de la SSJB-M a approuvé ce texte après quelques retouches mineures.
Dans ce placard, la SSJB-M, qui s'était déclarée indépendantiste en 1968, n'y allait pas de main morte. Les noms des 70 élus fédéraux y figuraient avec la mention «représentant d'Ottawa», dans leurs circonscriptions respectives, au lieu de celle de député. Ces «traîtres» étaient aussi des «collaborateurs», des «agents actifs d'Ottawa et du Canada anglais dans nos villes et nos campagnes». S'adressant au lecteur, la SSJB-M écrivait: «Souviens-toi de chacun et de chacune d'entre eux: ces sont des traîtres. À considérer comme tels. Aujourd'hui, ils ont le verbe haut, mais, demain, tu seras là, et tu leur feras payer leur trahison.»
Si c'est Guy Bouthillier qui a pondu le brûlot, c'est Gilles Rhéaume qui en a eu l'idée. Il s'est inspiré d'un placard paru dans L'Électeur, en mars 1886, qui publia la liste des 23 députés francophones du Québec — «Le Bataillon des Pendards» — qui ne s'étaient pas opposés à la décision du gouvernement de pendre Louis Riel. «Compatriotes, gravez dans votre mémoire le nom des traîtres qui viennent de tremper leurs mains dans le sang de l'infortuné Riel, assassiné le 16 novembre 1885», clamait le journal.

Le lendemain de la publication de l'annonce de la SSJB-M, le directeur du Devoir, Jean-Louis Roy, s'est manifesté dans un articulet placé à la une en haut de page: «Nos excuses», titrait-on. L'annonce, «contrairement à la procédure habituelle, a échappé à son approbation préalable», écrit le directeur. «Il ne fait aucun doute que nous aurions refusé d'accueillir dans nos pages un document qui, par son ton et son contenu, est un appel à la violence.»
Une commotion
Ici les versions diffèrent. Tant Gilles Rhéaume que Guy Bouthillier, qui est devenu président de la SSJB-M en 1997, soutiennent que Le Devoir avait signifié au directeur général de l'organisme, Gérard Turcotte, que l'annonce était acceptable.
Pour Jean-Louis Roy, cette annonce apparaît encore aujourd'hui comme un appel à la violence. «Cette notion qu'il y a des traîtres au Québec, d'un côté comme de l'autre, à l'époque et encore aujourd'hui, je la trouve hors de toute norme acceptable», fait-il valoir.
«Ça a créé une commotion, il n'y a pas de mots», relate Gilles Rhéaume. À la Chambre des communes, des députés outrés réclamaient la prison pour le président de la SSJB-M. «Ma famille était inquiète.»
Gilles Rhéaume et Guy Bouthillier ont toujours soutenu que l'annonce n'était pas un appel à la violence. Le «tu leur feras payer leur trahison» de l'annonce ne faisait qu'inviter les Québécois à punir les «traîtres» en les privant de leur vote aux prochaines élections.
«On est une société bien-pensante. On n'a pas l'habitude des gros mots. On n'a pas la même tradition politique que d'autres pays comme la France», estime Guy Bouthillier.
«C'était une condamnation générale et totale — Le Devoir en tête — de tous les éditorialistes et chroniqueurs, de tout ce qui avait micro, les radios, les lignes ouvertes. C'était le scandale du jour», se souvient Gilles Rhéaume. Seul René Lévesque a refusé de condamner la SSJB-M, dit-il.
Malgré cette réprobation, Gilles Rhéaume était content. L'annonce avait coûté 2000 $ mais elle fut diffusée par tous les quotidiens et les téléjournaux. «J'épinglais au mur les médias qui reprenaient l'annonce qu'on avait payée juste une fois», se réjouit-il encore aujourd'hui. La SSJB-M avait même commandé une étude qui évaluait à 15 millions la valeur de la publicité gratuite ainsi produite, affirme Gilles Rhéaume.
Quelques semaines plus tard, la SSJB-M se retrouvait devant les tribunaux. Juste avant Noël, quatre députés libéraux du Québec à la Chambre des communes — Céline Hervieux-Payette, David Berger, Jean-Guy Dubois et Gaston Gourde — se sont adressés à la Cour supérieure afin d'obtenir une injonction pour interdire la diffusion de l'annonce et des 5000 affiches que la SSJB-M en avait tiré.
Les élus déboutés
C'est le juge en chef de la Cour supérieure Jules Deschênes qui s'est chargé de la cause. Il a débouté les élus en s'appuyant notamment sur le témoignage de l'historien Michel Brunet, qui s'était évertué à démontrer que les mots «traître», «trahir» et «trahison» faisaient partie du vocabulaire politique canadien-français. «C'est un fait que les requérants doivent accepter. Ils peuvent répliquer, mais ils ne doivent pas compter sur les tribunaux pour faire taire leurs adversaires», écrit le juge dans sa décision. «Ce serait un triste jour pour la liberté que celui où on déciderait que les seuls commentaires admissibles pour publication sont ceux avec lesquels les membres d'un jury ou le président d'un tribunal peuvent être d'accord», estimait-il.
Dans sa plaidoirie, Me Philippe Gélinas, qui représentait la SSJB-M — un flamboyant personnage qui fut d'ailleurs l'avocat du Devoir pendant des décennies —, avait rappelé que le «langage vert» en politique ne venait pas de naître, citant Sir Wilfrid Laurier qui avait accusé les conservateurs de traîtres à la suite de la pendaison de Louis Riel.
Puis, Me Gélinas avait choisi un exemple plus récent: «M. Pierre Elliott Trudeau a lui-même affirmé en 1964 que les Québécois faisaient partie d'un peuple intellectuellement arriéré et spirituellement paralysé, tandis qu'il n'avait pas hésité à dire que les députés du Québec à Ottawa étaient des cons.»
Mais en 1983, la Cour d'appel, dans une décision partagée, a renversé le jugement de première instance: le texte est excessif et dépasse ce qui est en usage chez nous. Dans sa dissidence, le juge Mayrand écrit qu'on s'était approché du seuil intolérable, mais qu'on ne l'avait pas franchi, a rappelé Me François Gendron dans son livre L'affaire des «traîtres» - Essai sur la liberté de parole en matière politique.
Un jugement en appel
Ce n'est qu'en 1997 que les députés libéraux — il n'en restait plus que deux à intenter poursuite, Céline Hervieux-Payette et David Berger — sont revenus à la charge avec une action en dommages de 440 000 $ contre la SSJB-M et ses dirigeants Gilles Rhéaume et Guy Bouthillier. S'appuyant sur l'opinion des journalistes Jean-Louis-Roy, Lysiane Gagnon, Marcel Adam, Vincent Prince et Gilles Lesage, le juge André Rochon conclut qu'il y avait appel à la violence même si la publication du texte n'avait pas entraîné de gestes violents.
Mme Hervieux-Payette a reçu plusieurs lettres d'insultes et a craint pour sa sécurité, retient-il. David Berger, qui est de confession juive, a été particulièrement meurtri de se faire traiter de «collaborateur». Le juge a condamné MM. Rhéaume et Bouthillier à payer un total de 40 000 $ aux députés, dont 20 000 $ en dommages exemplaires. La SSJB-M, représentée dans cette cause par Me Gendron, a décidé immédiatement de porter ce jugement en appel.
De bons arguments
Il y avait cependant une difficulté, souligne Me Gendron. En 1983, la Cour d'appel avait jugé diffamatoire le texte en cause: pouvait-elle, 16 ans plus tard, en juger autrement? L'avocat de la SSJB-M croyait avoir trouvé de bons arguments dans l'actualité politique. L'élection de députés du Bloc québécois à la Chambre des communes en 1993 et le référendum de 1995 avaient entraîné un déluge d'accusations de traîtrise à l'endroit des souverainistes, rappelle-t-il. «They are traitors to Canada», avait dit des bloquistes le député libéral John Nunziata.
La ministre de la Francophonie, Diane Marleau, les avait aussi traités de «traîtres au Canada». Le président du Comité parlementaire sur la justice à Ottawa, Bob Horner, avait déclaré qu'il croyait qu'ils devaient être jugés pour trahison, avait relevé Me Gendron.
En 2002, dans une décision partagée, la Cour d'appel renversait le jugement de la Cour supérieure. L'idée qu'on a trahi le Québec en votant le rapatriement de la Constitution est, conclut la Cour, un point de vue qui peut se défendre, et la preuve révèle que le ton utilisé ne dépasse pas celui que le citoyen raisonnable tolère chez un autre, dans une société démocratique, rapporte Me Gendron.
Céline Hervieux-Payette avait déclaré à l'époque que la décision de la Cour d'appel était «aberrante». La sénatrice refuse aujourd'hui de commenter toute cette affaire, a-t-on fait savoir au Devoir.
Un délai échu
Presque un an plus tard, en juin 2003, la Cour suprême rejetait la demande d'autorisation des députés d'en appeler parce que le délai était échu. Même si les demandeurs avaient respecté le délai, la demande aurait été rejetée, écrit la Cour suprême, qui confirme ainsi le jugement de la Cour d'appel, une décision qui fera jurisprudence. «Les traîtres ont perdu», titrait Le Devoir. «Il eut mieux fallu parler d'une victoire de la liberté de parole», estime Me François Gendron.
L'interdiction visant la fameuse annonce était levée. «Pendant 22 ans, je n'ai pas eu le droit de prononcer le mot "traître" au Canada, mais je ne m'en suis pas privé en Europe», signale Gilles Rhéaume. Les hypothèques légales imposées pendant 20 ans sur l'immeuble Ludger-Duvernay de la SSJB-M et sur la résidence personnelle de Guy Bouthillier ont également été levées. Au fil des ans, la SSJB-M a englouti quelque 100 000 $ en frais juridiques pour se défendre.
Si c'était à recommencer, Gilles Rhéaume ferait la même chose. «La morosité régnait à cette époque. C'était une affirmation des droits du Québec dans un moment où il était presque à terre.» Guy Bouthillier est du même avis. «Ça ne nous a pas nui. Ça nous a occupés, préoccupés, coûté des sous, mais la vie politique, c'est ça. Non, on ne regrette rien.»


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