Le quotidien Le Monde, au bord de la faillite, a besoin d'une injection massive de capitaux. Deux groupes financiers sont prêts à le racheter, non pas tant dans l'espoir d'en tirer des profits, on s'en doute, que dans le but d'ajouter à leurs tableaux de chasse respectifs une acquisition synonyme de prestige et d'influence.
D'un côté, Mathieu Pigasse, patron de la banque Lazard; Pierre Bergé, le mécène qui fut l'ami d'Yves Saint-Laurent; et Xavier Niel, fondateur de l'opérateur de télécom Free. Les deux premiers sont des partisans de Dominique Strauss-Kahn. Le dernier est imprévisible, mais c'est le plus jeune et le plus riche des trois, celui qui pourrait devenir l'actionnaire majoritaire à supposer que les deux autres ne puissent participer aux opérations de sauvetage qui s'imposeront probablement à l'avenir.
De l'autre côté, Claude Perdriel, propriétaire du Nouvel Observateur, épaulé par Orange, le fournisseur d'internet issu de France Telecom, et Prisa, le groupe espagnol propriétaire de El Pais.
Le 28 juin, le conseil de surveillance du Monde, composé principalement des associations représentant le personnel de la société, choisira entre les deux offres... remettant du même coup à l'heureux «gagnant» la propriété effective du journal, en échange tout de même de garanties d'indépendance rédactionnelle.
Or, le 7 juin, Nicolas Sarkozy convoque à l'Élysée le directeur du Monde, Eric Fottorino. Le prétexte: discuter de l'imprimerie vétuste du journal - un dossier public, dans la mesure où l'État français s'est engagé il y a deux ans à financer en partie la rénovation des presses des publications en difficulté. Mais d'entrée de jeu, le président aborde la question du rachat. Il s'inquiète à l'idée que Le Monde pourrait devenir «une machine de guerre» au service de Dominique Strauss-Kahn à la présidentielle de 2012. Il s'en prend particulièrement à Xavier Niel, «un type qui a fait sa fortune dans les peep-shows» (Niel avait ouvert le volet érotique de l'ancien Minitel).
Le président plaide en faveur du second groupe, plus sérieux à ses yeux. Il lui serait effectivement plus sympathique: M. Perdriel, à 83 ans, se fie de plus en plus à Denis Olivennes, le directeur du Nouvel Observateur... lequel est en assez bons termes avec M. Sarkozy. D'ailleurs, plusieurs soupçonnent l'Élysée d'avoir manoeuvré pour amener France Telecom, détenue à 26% par l'État, à étoffer l'offre de Perdriel.
Le président conclut l'entretien par un chantage caractérisé: si le trio Pigasse-Bergé-Niel met la main sur le journal, qu'il ne compte pas sur l'aide de l'État pour son imprimerie!
«Fotto est revenu au journal accablé», dit un journaliste. «Il a pensé à dévoiler cette brutale ingérence politique en racontant l'entrevue à la une, mais ses collaborateurs l'en ont dissuadé.»
Évidemment, l'affaire a vite coulé dans d'autres médias, déclenchant la fureur de la Société des rédacteurs du Monde... où l'on se préparait, aux dernières nouvelles, à voter en faveur du trio honni par le président, ne serait-ce que pour ne pas lui donner raison?!
Ce n'est pas la première fois qu'un politicien tente de manipuler la presse. Mais d'habitude, les leaders politiques intriguent dans les coulisses, en faisant passer leurs messages par des intermédiaires. Ce qui surprend, ici, c'est que Nicolas Sarkozy ait agi aussi ouvertement... et en mettant la pression, par-dessus le marché, sur un journaliste professionnel?! Il était écrit dans le ciel que cette ingérence doublée de chantage serait vite ébruitée et lui reviendrait au visage comme un boomerang.
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