Sur la route des élections: «Les Albertains veulent se séparer de Trudeau»

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Le séparatisme albertain : une pure rhétorique de négociation de la part des provinces pétrolières

(GRANDE PRAIRIE, Alberta) Du Farmer's Market au restaurant Jeffrey's Café, en passant par le bar de l'hôtel Pomeroy, le discours est le même et sans nuance. Les élections fédérales du 21 octobre constituent pour bon nombre des quelque 70 000 habitants de cette ville du nord de l'Alberta le scrutin de la dernière chance.



Durement touchés par la crise qui secoue l'industrie du pétrole et du gaz depuis cinq ans - crise qui a un effet domino sur l'ensemble de l'économie de la province -, ils refusent d'envisager tout scénario qui verrait les libéraux de Justin Trudeau demeurer au pouvoir pour un deuxième mandat cet automne.


Déjà, ils planchent sur un plan B : la séparation pure et simple de l'Alberta.


« Je veux que l'Alberta reste au sein du Canada. Mais je ne peux pas survivre à quatre autres années avec Justin Trudeau comme premier ministre », lance Brent Tiedemann, le président de Reform Energy Services, entreprise qui se spécialise dans le forage de puits de pétrole.


 


Située à 465 km au nord-ouest d'Edmonton, Grande Prairie réussit à tirer son épingle du jeu mieux que d'autres régions de la province. Son économie est plus diversifiée que Fort McMurray, par exemple. L'agriculture et la forêt sont deux industries importantes. Mais l'exploitation du gaz et du pétrole conventionnel demeure un ingrédient indispensable à la bonne santé de l'économie.


Une crise aggravée


Ayant travaillé toute sa vie dans le secteur de l'énergie, M. Tiedemann estime que le gouvernement Trudeau a considérablement aggravé la crise actuelle en tuant le projet de construction de l'oléoduc Northern Gateway en novembre 2016, en tardant à lancer les travaux de prolongement du pipeline Trans Mountain et en adoptant une loi qui resserre les critères d'évaluation environnementale des grands projets énergiques (C-69) et une seconde qui interdit le passage de navires pétroliers dans une partie de la côte de la Colombie-Britannique (C-48).


L'entreprise qu'il a fondée a été achetée il y a quatre ans par une société américaine, Air Drilling Associates. Son entreprise, qui n'effectue plus aucun forage en Alberta, est devenue une filiale de la société américaine. Celle-ci a des activités aux États-Unis, au Mexique, en Russie, en Algérie, en Indonésie et aux Philippines, entre autres.


« Nous avons toutes ces ressources, mais nous sommes incapables de vendre nos produits sur les marchés internationaux. Nous avons de la difficulté à survivre », lance-t-il après avoir pris une gorgée de vin alors qu'un couple d'amis qui a réuni une poignée de voisins du quartier afin de discuter de politique prépare le souper du vendredi soir.


Jugée farfelue par beaucoup il y a quelques mois à peine, l'idée que l'Alberta puisse quitter la fédération si le gouvernement Trudeau obtient un deuxième mandat des électeurs se répand comme une traînée de poudre dans maintes régions de la province.


Les coups de fil entre les gens d'affaires influents de Grande Prairie, de Calgary, d'Edmonton, de Red Deer et de Medecine Hat se multiplient. Certains sont prêts à investir des sommes impressionnantes pour soutenir cette cause.


Un sondage mené par la firme Abacus Data et publié la semaine dernière révélait que 25 % des Albertains appuient la souveraineté de leur province. Au Québec, 28 % des répondants ont dit soutenir la souveraineté, selon la firme.


« Peu importent les résultats des élections, je veux que l'on se sépare », lance Abe Neufeld, promoteur immobilier qui construit des maisons haut de gamme à Grande Prairie, en sirotant son café dans le restaurant d'un hôtel local avec un groupe d'amis.


Le groupe, composé de gens d'affaires influents, est unanime. Le statu quo est intenable. Et la séparation est l'option qui sera mise de l'avant si les conservateurs d'Andrew Scheer n'arrivent pas à remplacer les libéraux de Justin Trudeau.


« Que recevons-nous du Canada ? », lance sans y répondre Ron Wiebe, directeur du développement des affaires de la société de transport Seaboard.




« On est en train de nous pousser vers la porte de sortie. Nous ne pouvons pas survivre à quatre autres années de plus en ayant Trudeau au pouvoir. »


- John Neudorf, président de NTL Group of Companies, entreprise qui installe des oléoducs en Alberta et en Saskatchewan




Les organisateurs politiques qui ont travaillé sans relâche afin de réunifier le mouvement conservateur en Alberta pour mettre fin au régime du gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley aux élections de mai se passent le mot. La prochaine bataille qu'ils voient poindre à l'horizon, après le scrutin fédéral, pourrait très bien porter sur la séparation de leur province, a constaté La Presse au fil de rencontres.


Aux yeux de beaucoup, le fédéralisme n'est pas rentable pour l'Alberta.


« Les provinces de l'Ouest sont déjà en faillite à cause des politiques libérales actuelles. Si les libéraux sont réélus, ils vont nous pousser en dehors de la confédération », lâche Barry Diederich, courtier immobilier qui milite pour le Parti conservateur en Alberta depuis l'époque du regretté Ralph Klein.




« Il n'y a aucune raison qui justifierait qu'on reste au Canada si on fait les calculs mathématiques des conséquences des politiques du gouvernement actuel. »


- Barry Diederich, courtier immobilier




Divorce et mariage


Attablé au bar de l'hôtel Pomeroy en compagnie d'une poignée d'amis, M. Diederich énumère en rafale les avantages d'un divorce avec le Canada et d'un éventuel mariage de sa province avec les États-Unis : la fin des barrières commerciales avec le voisin américain, une valeur marchande pour le pétrole albertain, l'utilisation du dollar américain, une réduction du fardeau fiscal des particuliers et des entreprises et la fin des paiements de transfert aux autres provinces, en particulier le Québec. « Les investissements étrangers seraient aussi de retour. On serait gagnants sur toute la ligne », affirme-t-il alors que ses amis ruminent ses propos en dégustant une assiette de nachos et des ailes de poulet.


Selon le président de la Grande Prairie Petroleum Association, Rob Petrone, la crise qui frappe l'Alberta est sans précédent. Près de 50 milliards de dollars d'investissements étrangers ont été annulés dans la province au cours des quatre dernières années - sommes qui ont été investies en bonne partie aux États-Unis.


Le Programme énergétique national, adopté par le gouvernement libéral de Pierre Trudeau dans les années 80, avait causé des années de misère à la province. Mais d'autres facteurs, comme les taux d'intérêt élevés et la crise pétrolière mondiale, avaient contribué à la crise. « Je ne vois pas le bout du tunnel », dit-il en prenant un café au restaurant Jeffrey's.




« Les élections provinciales ont donné de bons résultats. Nous surveillons de près ce qui va se passer sur la scène fédérale cet automne. Si rien ne change, nous allons continuer notre spirale vers le bas. »


- Rob Petrone, président de la Grande Prairie Petroleum Association




M. Petrone juge inqualifiable la décision du gouvernement Trudeau d'interdire le passage de navires pétroliers dans une partie de la côte de la Colombie-Britannique, alors que des navires du même acabit continue de circuler dans le fleuve Saint-Laurent pour acheminer du pétrole étranger afin de répondre aux besoins de l'est du pays.


L'ampleur de la crise est telle que des propriétaires d'entreprises d'équipements lourds ont demandé au printemps à la société de vente aux enchères Ritchie Bros. de leur donner une évaluation de leurs biens. Ils comptent tout vendre si les libéraux de Justin Trudeau sont réélus.




« Notre avenir économique dépend des résultats des élections fédérales », laisse tomber Jarvie Dawson, directeur des ventes chez JDA Oilfield Hauling, entreprise familiale qui emploie 100 personnes - 50 de moins qu'il y a trois ans. De nombreux concurrents de son entreprise ont décidé de plier bagage pour le Colorado.


« Les Albertains ne veulent pas se séparer du Canada. Les Albertains veulent se séparer de Justin Trudeau », conclut John Lehners, propriétaire d'une firme d'ingénieurs et président de la Commission des écoles publiques de Grande Prairie.




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